A la salle à manger, mon oncle et ma tante ont chacun leur place attitrée devant la longue table. L’oncle est près de la télévision, c’est lui qui actionne la télécommande, il regarde souvent des émissions d’histoire très ennuyeuses. La tante est calée devant sa machine à coudre, face à la fenêtre qui donne sur la dalle.
L’oncle a les cheveux et les yeux noirs, son visage sérieux est encadré d’une courte barbe, il est mince avec toujours un air sévère derrière ses lunettes à gros carreaux. Il est sympa quand même, ce sont ses BD que l’on lit et relit à longueur de journée quand le temps est maussade, et puis il nous laisse bon gré mal gré regarder les feuilletons américains débiles de l’après-midi.
On le craint un peu, quand il s’énerve il roule des yeux terrifiants qui se reflètent dans ses verres, il n’empêche qu’on profite du fait qu’il est cloué sur son fauteuil pour ne pas toujours obéir, il aurait du mal à nous poursuivre pour nous mettre une tarte, mais il a toutes les collections des Astérix et des Barbe-Rouge, alors on le respecte. On maltraite parfois les BD, mais on finit toujours par les remettre à leur place, sur l’étagère au-dessus du lit de la salle à manger.
Le soir, c’est souvent moi qui m’occupe de mettre les lourdes batteries des fauteuils à charger. C’est toute une organisation pour éviter qu’ils ne tombent en panne au mauvais moment. L’état de handicapé génère beaucoup de contraintes : un kinésithérapeute vient tous les jours, il faut quelqu’un pour porter l’oncle et la tante sur les toilettes, car ma grand-mère n’en a plus la force et ils doivent faire régulièrement leurs exercices respiratoires. L’appareil se trouve à la salle de bain, sur la baignoire, nous avons aussi essayé de mesurer notre souffle, c’était à celui qui irait le plus loin dans l’échelle.
L’oncle est un as de la maquette, je suis toujours ébahi devant ses répliques d’anciens voiliers. Les précieux trois-mâts sont rangés tels des trésors derrière les vitrines du buffet. J’admire les rangées de canons et les détails des gréements fidèlement restitués. Ces navires font rêver aux histoires de pirates, d’abordages et d’aventures. Il en a réalisé plusieurs pendant de longues semaines, du temps où il était encore habile de ses mains. Moi je n’ai à mon actif qu’un fortin grossier fabriqué avec des allumettes et du carton pour mes soldats en plastique.
Quand je retrouve mon oncle, pour les vacances d’hiver, il n’est plus sur son fauteuil, il reste au lit avec une bouteille d’oxygène à côté. Ca va mal, tout le monde est triste et il a du mal à parler. Quand il est mort, quelques semaines plus tard, on nous a empêchés d’approcher. On l’a juste aperçu de loin, étendu immobile sur le lit de sa chambre, avec ses cheveux noirs posés sur l’oreiller.