C’était une époque très lointaine, une autre vie, du temps où je ne savais pas encore très bien ce que je ne voulais pas faire dans la vie. Je suivais donc sans broncher les voies toutes tracées de la réussite et succombais inconsciemment aux pressions familiales mal orientées.
J’avais eu mon Bac sans problème et un avenir radieux s’ouvrait à moi au sein cancérigène de l’élite sociale. Mes bons résultats dans la compétition scolaire ordinaire m’ouvraient grandes les portes d’une école d’ingénieur moyennement prestigieuse, un de ces établissements qui font de vous en cinq ans un bon technicien servile et gagneur, une brave prostituée qui loue son cerveau sans capotes. Une bonne paye, une bonne épouse taille mannequin et une grosse berline planquée dans le garage de la future belle maison avec piscine et thuyas rectilignes, c’était le programme dont on rêvait pour moi.
Cette grande école, que je ne nommerai pas pour éviter d’éventuels problèmes de diffamation, de toute façon son nom importe peu, se situait dans une grande ville, coincée entre la Fac, un cimetière militaire et un périphérique toujours en activité. On trouvait aussi au milieu une centrale thermique qui avait l’air, vu l’odeur, d’incinérer des ordures. Les bâtiments étaient presque tous vétustes et hideux, ils s’étalaient autour de larges chemins goudronnés où il ne passait rien d’autre que des boutonneux de tous âges. Depuis, on a ravalé les façades, mais pour ce qui est de l’intérieur des âmes, j’ai toujours du mal à avaler...
Le premier jour, on s’est rassemblé en grande pompe dans l’amphi principal pour un enterrement de première classe. Les heureux élus que nous étions eurent droit à un discours moralisateur du grand chef, il nous mettait en garde contre les dangers du sexe et de la dissipation. La première année faisait office de système d’écrémage pour écarter les incapables qui coulaient à pic vers la luxure au lieu de nager avec la crème de l’élite.
On était deux par chambrées, j’étais installé au milieu du dernier étage d’un immeuble lépreux avec vue côté opposé au cimetière de croix blanches, mais je profitais comme tout le monde de la furie automobile qui rugissait 24H/24 sur l’anneau de vitesse masqué par une mince rangée d’arbres.
Pour bien commencer l’année, on s’est baladé en slip habillés de sacs poubelles pour quémander des trucs absurdes dans les rues huppées du centre. On a tous fini dans une fontaine moussante en train de rire comme des requins marteaux édentés. C’était gamin, mais ce fut le seul moment de fantaisie programmée par l’école.
La nourriture de la cantine était généralement dégueulasse et les filles une denrée rare. Même les plus moches étaient prises d’assaut par des hordes de jeunes loups affamés. Dès qu’une femelle pointait ses seins quelque part, des yeux et des verges très érectiles étaient instantanément pointés sur elle. Certaines ne s’en plaignaient pas et se constituaient un harem. D’autres se masculinisaient à vue d’œil pour passer inaperçues.
Les cours étaient totalement indigestes, on s’empiffrait à la pelle de formules mathématiques pas magiques et d’équations aussi vagues qu’inutiles alors que dehors le monde était toujours à feu et à sang. Mais ce n’était pas notre problème, nous avions juste des théorèmes abstraits à résoudre.
Il nous fallait ingurgiter sans vomir des tonnes de sciences désincarnées pour prouver notre volonté de rentrer dans le grand moule et d’écarter définitivement les dernières vagues de la jeunesse. Dans le calme plat, nous pourrions ensuite nous laisser porter gentiment par notre brillante carrière, pendus aux crochets venimeux d’une de ces magnifiques multinationales de chimie de pointe, de bétonnage industriel ou de génétique appliquée à n’importe quoi qui nous pompera jusqu’à l’os avant de nous jeter au rebut remplis de son venin indolore. Les directrices des ressources humaines nous tendront leurs jolis bras manucurés pour mieux nous étouffer avec de gras salaires et la certitude de mourir en retraite d’un cancer avant d’avoir vécu quoi que ce soit. Plantés dans un bureau hightech avec accès illimité aux sites internet pornographiques et décoré par la photo de nos gosses, on écartera nos cuisses pour bien se faire pénétrer par la culture d’entreprise.
Mon « coturne » n’avait pas tenu longtemps, il était vite parti ailleurs prendre l’air. Il était beau garçon, si on avait été moins cons, on aurait pu faire l’amour au lieu de faire le pitre au fond des classes. Moi, je m’accrochais un peu au début, mais en y croyant de moins en moins. Le soir, en rentrant d’une quelconque beuverie ou d’une séance cinématographique, je pensais de plus en plus à balancer des pierres ou des cocktails molotovs sur les casernes désertes.
N’ayant guère connu autre chose que l’école et la famille, on était tous ignares et à moitié débiles, encore pleins de furoncles sur la figure et plus ou moins puceaux. Le seul avantage de cette vie en campus était qu’on ne rentrait pas souvent chez nos géniteurs-entraîneurs et on avait l’impression d’être libres.
Pour se défouler et oublier notre naufrage programmé en cinq ans, on allait le soir s’enfiler des bières à défaut de filles dans des salles sordides remplies d’élèves-ingénieurs en sueur et de musique à plein tube.
On dansait tribalement sur un sol recouvert de débris de verre, de canettes à moitié pleines, de vomissures alcoolisées et d’alcool tout court. On trépignait comme des dingues en rut en se marchant dessus et on rentrait tard dans la nuit en titubant vers nos cellules non-insonorisées. On fumait régulièrement des joints, certains faisaient même de la culture de cannabis en chambre, peut-être pour mettre un peu de brume et de poésie dans nos cerveaux vides voués à un ordre arithmétique implacable et vicieusement appelé libéral.
Un soir de fête où j’étais encore plus mal que les autres, je me suis retrouvé aux bras d’une créature laide et surtout complètement conne. On s’est vaguement embrassé sur la bouche dans les escaliers, c’était répugnant. Dans la foulée, elle voulait m’entraîner dans ma chambre. Heureusement, c’était l’époque où mon camarade de galère n’était pas encore parti, sinon on se serait sans doute retrouvé à se lécher le sexe, ou pire encore. Le lendemain, j’étais complètement dégrisé, et je faisais semblant de ne pas la reconnaître.
Pour changer de décors, on allait parfois traîner en ville devant les magasins propres ou dans des boîtes de nuit pour étudiants, mais c’était tout aussi triste, et nous aussi.
Tout le monde n’allait pas se bourrer la gueule dans les fêtes minables, il existait aussi des élèves sages qui ne s’amusaient jamais et s’enfermaient devant leurs bureaux pour réviser tous leurs cours, ceux-là voulaient être sûrs de réussir, ils tomberont les premiers dans le vide qui les attend au tournant du sommet de l’échelle.
Le lundi, les forts en gueule racontaient avec force détails leurs prétendus exploits sexuels ou sportifs du week-end, je les écoutais avec mépris et envie. Je commençais à sentir en moi d’autres vocations que la réussite hédoniste et viriliste, ce qui me gênait quelque peu pour communier complètement avec eux dans la camaraderie ordinaire.
Un jour, j’ai eu droit à un rendez-vous solennel avec un conseiller en orientation qui voulait faire son boulot routinier de flic, mais je lui avais fait comprendre que j’étais un inverti dans tous les domaines et qu’on ne marchait pas dans le même sens. Il ne fut même pas désorienté, il en avait vu d’autres. Ce fut leur dernier recours.
Au bout de quelques mois de ce régime, j’étais sûr que je ne resterais pas m’enterrer vivant ici. Pas question que je devienne alcoolique et drogué, ou pire, complètement conforme à ce qu’on attendait de nous. Je n’avais pas envie de ressembler à ces jeunes qui étaient déjà ce qu’ils seraient plus tard : des rats de laboratoires, des jeunes cadres dynamiques pour magazines qui courent à la coke, des piliers de famille imbibés d’ennui et de bonne conscience ou des chefs tyranniques qui jouissent d’une dérisoire parcelle de pouvoir issue des groupes sans foi qui font la loi.
Si c’était ça l’élite, je préférais encore ramer dans la soute avec les esclaves.
Mes chers parents n’étaient pas tout à fait du même avis, ils rêvaient avec amour d’une prolongation d’eux-mêmes plus glorieuse, je n’avais pas fini de les décevoir dans leurs projections d’avenir !
Vu mes nouvelles orientations, j’avais diminué ma consommation de stupéfiants et ma présence aux cours tendait vers zéro. Je profitais sans honte de mon temps libre pour réfléchir enfin avec ceux qui étaient dans le même cas que moi. On avait du retard à rattraper ! C’est à cette époque que je me suis mis à lire des choses intéressantes. On s’informait avec avidité sur les divers courants contestataires, on se découvrait écologistes, antimilitaristes, anarchistes... en farfouillant les piles poussiéreuses des bouquinistes.
Quand le temps tournait au beau fixe, on flânait nonchalamment sur les pelouses des parcs publics, nos livres s’étalaient dans l’herbe grasse et on se cachait derrière les massifs de roses pour échapper aux gardiens des derniers espaces verts. Le soir, on refaisait le monde entre deux bières, l’esprit en éveil et l’œil vif, ce qui ne nous était guère arrivé auparavant.
On savait maintenant ce dont on ne voulait pas, restait à découvrir ce qu’on pourrait faire de nos vies. Terroristes non-violents, poètes engagés sur tous les fronts, chômeurs volontaires, dissidents non-professionnels, voyageurs à vie... ? L’éventail était large.