Je préfère les canards aux poules, ils sont plus drôles et plus intelligents. Il faut les voir s’ébattre dans le bassin, ils s’éclaboussent à grands coups d’ailes en cancanant à qui mieux-mieux. Ils montent ensuite sur une pierre pour s’égoutter en gigotant du derrière et ils s’envolent jusqu’au jardin en survolant la cour et les stupides volailles qui grattent le sol comme des furies.
Ils marchent en se dandinant avec leurs pieds palmés plus adaptés à la nage, leurs plumages lisses et propres brillent au soleil comme des porcelaines.
Du fond de la cour, entre les cailloux et les rares touffes d’herbe, une fière cane surgit, suivie de près par ses petits. Bien qu’agités, ils restent à la queu leu leu et celui qui a pris du retard à cause d’un insecte ou d’un diamant s’empresse de rejoindre le troupeau en piaillant. La mère émet régulièrement un signal sonore comme moyen de ralliement, une vraie balise ! Quand je les appelle pour servir leur pâtée, des granulés mélangés avec de l’eau, les petits accourent en remuant leurs embryons d’ailes et j’admire leurs duvets jaunes. Mais ils ne se laissent pas toucher et leur mère veille au grain, prête à foncer en sifflant, la tête en avant et les ailes ouvertes.
Ceux-là, je les ai vus naître, on les a aidés à casser leur coquille blanche. Leur corps tout maigre et humide avait du mal à se faire un passage entre les débris, mais ils grandissent vite et seront à la merci des lois complexes de la cuisine. Par exemple, il ne fait pas bon être un vieux mâle à l’œil rouge qui reste à l’écart et ne pense qu’à monter les canes de passage, celui-là finit très vite en pâté. Je le sais car un matin, alors que j’entassais des vieilles planches pour la construction d’une cabane sur un vieux pommier couché, j’ai entendu des bruits à la cave, la porte était fermée, je suis donc passé dans le jardin en contrebas et j’ai jeté un œil par les vieux carreaux. J’ai aperçu un canard sans tête qui courait dans tous les sens entre les jambes de quelques humains. Malgré la buée et la crasse, je ne pense pas avoir rêvé. Du coup, j’ai laissé en plan la cabane et je suis allé lire quelques BD dans le foin, qu’ils ne comptent pas sur moi pour la corvée de bois. Au moins dans Astérix et Obélix, les sangliers sont contents de se faire tuer, ils sourient quand on les dépose tout fumants aux banquets avec des pommes dans la bouche.
Certains jours, j’apporte aux adultes des mouches que j’ai tuées ou des limaces vivantes ramassées au jardin dans les culs de bouteilles en plastique prévus à cet effet. Ils se jettent dessus et leurs becs tambourinent sur les récipients en aluminium cabossé.
Le bruit des canards est rassurant, leurs cris rythment la vie de la ferme et lui donnent un air bon enfant malgré les crimes qui l’habitent.
La nuit, quand ils sont couchés avec les poules, je rase les murs et je ne m’attarde pas dans la cour. Quand je passe devant l’ouverture béante de la grange, je m’attends toujours à voir surgir un démon affamé ou un fantôme dérangé, alors je fonce vers la lumière qui filtre à travers les volets. Et surtout je ne me retourne pas, j’ai trop peur d’apercevoir une ombre mouvante ou un monstre aux dents blanches.
Un jour, un jeune canard a disparu, personne ne l’a revu, ni mort ni vivant, ma grand-mère était furax : « encore cette saloperie de renard ». Moi je pense plutôt qu’il s’est envolé plus loin, vers la rivière, avant qu’on ne lui coupe les ailes. Il a entendu des congénères passer au-dessus des bois et il a préféré le risque de la liberté à la sécurité étouffante de la ferme.