Monsieur Alphonse est propre comme un sou neuf, il est entièrement récuré et manucuré, ses souliers sont vernis brillants, son menton est rasé lissé, il a le poil lustré et la peau parfumée, son costume bien coupé tombe à pic, ses pensées sont aimantées vers la réalisation de son plaisir maximal.
Ce soir, Mr Alphonse s’offre un grand dîner dans un restaurant chic avec Maud, une femme magnifique. Elle aussi a sorti le grand jeu : robe longue fendue jusqu’au slip, rivière de diamants en plastique, épilation à neuf des deux jambes et de l’entrejambe, maquillage femme fatale, parfums de luxe et crinière colorée.
Mr Alphonse est ravi de la voir en de si beaux atours, il est satisfait de son choix et de la couleur de son complet.
Après le champagne millésimé de l’apéritif, ils enchaînent avec divers mets délicats servis par de jeunes hommes et femmes courtois et bien habillés. Dès que leurs verres en cristal sont vides, un sommelier en gants blancs y déverse le rouge des grands crus de Bordeaux et de Bourgogne. Les flammes des bougies se reflètent sur la vaisselle et donnent une ambiance magique à leur rencontre.
Leurs mains et leurs pieds se frôlent discrètement, Mr Alphonse est aux anges. Entre deux bouchées, ils s’adressent des sourires complices, la soirée se déroule au mieux, Maud déborde de charmes. Euphorique, Mr Alphonse lui a même offert une rose au moment du dessert.
Après un bon cigare, il s’est empressé de payer l’addition pour passer à la suite des réjouissances. Dans le taxi qui les emmène à l’hôtel prendre du bon temps, Mr Alphonse n’a pu s’empêcher de glisser sa main blanche dans la fente de la robe de Maud. Son excitation est à son comble. S’il atteint aussi facilement le bonheur, c’est grâce à sa faculté d’oublier certains détails. Cette astuce si répandue lui permet de profiter des bons côtés de la vie, ce qui lui est d’autant plus aisé qu’il se situe du bon côté du manche.
Par exemple, il n’éprouve aucune difficulté à oublier que le délicieux foie gras qu’ils ont dégusté en se regardant dans les yeux découle de la souffrance atroce et de la mort de palmipèdes. De même, peu lui chaut que les viandes si tendres qu’ils ont avalées avec des sauces maison proviennent d’élevages concentrationnaires où des animaux sont mis à mort dans la force de l’âge. La plupart des légumes qui garnissaient leurs assiettes sont cultivés par des ouvriers immigrés au bord de l’esclavage exposés à des tas de produits phytosanitaires plutôt dangereux à la longue. Si Mr Alphonse s’intéressait aux personnes qui feront la plonge dans l’arrière-cuisine pendant qu’il ira forniquer joyeusement dans la soie, il apprendrait qu’elles vivent dans la précarité et que leurs heures supplémentaires ne sont payées qu’exceptionnellement. Quant à la jolie petite vendeuse de roses au costume traditionnel, elle est exploitée par un réseau mafieux qui la paye au lance-pierre en profitant qu’elle est mineure et sans-papiers. Ce cher Mr Alphonse se fout aussi comme d’une guigne que l’argent qu’il dépense à flot pour son contentement égoïste provient des spéculations boursières de son groupe d’assurance et des profits réalisés sur le dos de travailleurs qui resteront toujours pauvres.
Mr Alphonse est au dessus de tout ça, il a réussi dans la compétition grâce à son mérite, sa chance et ses appuis, à lui la bonne chère maintenant, c’est normal. Justement, à propos de chair, il lui est bien égal que Maud soit une prostituée de luxe qui travaille sous la contrainte de proxénètes exerçant des menaces sur sa fille restée à l’étranger. Tout ce qui l’intéresse, c’est sa classe et les belles proportions de son cul.
Quand il sortira de l’hôtel pour rejoindre sa famille installée au chaud dans le château d’une grande propriété, il n’aura pas une pensée non plus pour la bonne qui sera en train de nettoyer le sol du restaurant et qui n’arrive pas à joindre les deux bouts depuis que son mari est devenu alcoolique à force de chercher du travail.
Mr Alphonse se moque de ça comme du reste, il s’est rempli la panse de cadavres cuits et d’alcools chers, il a fait son rot et tiré son coup, enfin si l’on peut dire vu qu’il s’est endormi avant d’avoir pu bander pour de bon malgré la bouche experte de Maud, c’est tout ce qui compte.
La seule chose qui l’aura troublé dans cette soirée, c’est l’indigestion passagère qui l’indisposera le lendemain. La prochaine fois, il ira dans un restaurant diététique, il faut qu’il se surveille s’il veut encore profiter longtemps de la vie des autres.