Ce recueil de nouvelles se compose de 27 textes courts basés sur des souvenirs d’enfance à la ferme.
Au début de l’été, c’est la saison des foins, ça me fait un peu de travail, mais ça ne me déplaît pas. Le circuit du foin est assez compliqué, il faut le couper au bon moment une fois que l’herbe est assez haute, puis une machine le brasse plusieurs fois pour le faire sécher en espérant que la pluie n’arrive pas plus tôt que prévu.
Ensuite, le tracteur forme de longs boudins tout autour des champs et une chargeuse vient racler tout ça avant l’orage.
De retour à la ferme, le foin est déchargé en un énorme tas le long du mur de la grange, sur le chemin, ce qui peut gêner la circulation. Le fonctionnement de la remorque à foin me fascine, une sorte de tapis roulant avance par saccades pour déplacer le fourrage vers l’arrière, petit à petit. L’engin fait beaucoup de bruit, il grince et des pièces sont tordues, mais la masse se déplace quand même, soulève la porte arrière, et tombe sur le sol par blocs. A l’avant de la chargeuse, des dizaines de petites dents tournent comme un moulin, il vaut mieux éviter d’y mettre la main.
Quand la remorque repart derrière le tracteur pétaradant, il faut alimenter la griffe qui va monter le foin à l’abri dans ses bras d’acier. La griffe est une impressionnante mâchoire métallique que les hommes referment sur le tas de foin en sautant dessus. C’est alors à moi d’appuyer sur le bouton qui lance la montée du chargement vers le fenil. La griffe arrache une motte énorme et s’élance lentement dans les airs en se balançant comme une pendue. Je suis à côté du moteur électrique qui fait un bruit infernal, les courroies rapiécées ont toujours l’air de vouloir sauter, mais la griffe chargée finit par atteindre le toit et le rail métallique l’emporte vers la grange dans une gerbe de poussières et de brindilles qui nous retombent dessus en pluie. Le voisin klaxonne, on regroupe le foin pour lui faire un passage le long du talus.
Là-haut, sous les toits, il fait une chaleur à crever, la griffe lâche d’un coup son chargement à la station prévue. Un nuage de poussière finit d’étouffer les personnes en sueur chargées d’étaler le foin en un tas régulier, sans oublier de généreuses poignées de sel pour une bonne conservation.
C’est un travail harassant, je le sais, je l’ai fait plus tard, le manche du trident vous arrache les mains et tout le corps gratte à cause des débris de foin qui vous collent à la peau.
Je suis impressionné par la griffe qui se promène plus ou moins docilement sous le faîtage, elle semble animée d’une vie autonome et obéit aux commandes quand ça lui chante. On dirait une araignée géante qui fait des provisions pour l’hiver, et nous sommes les prisonniers gluants de sa toile. D’ailleurs, de vieilles toiles pendent partout, momifiées par la poussière. Les tas du fenil deviennent énormes, il nous faut installer une échelle pour les atteindre.
Quand je suis en bas et que je vois surgir la griffe sous le toit, j’ai toujours l’impression qu’elle va nous tomber dessus. Elle se bloque brutalement et amorce sa descente en tanguant au bout du câble tendu. Il faut arriver à saisir une de ses pointes et à l’ouvrir en grand avant qu’elle ne touche le sol, en évitant de se faire embrocher.
Après de nombreux voyages chaotiques et beaucoup de poussière, le foin est au sec pour l’hiver. La chargeuse retourne au fond de la remise, où nous pourrons l’escalader et explorer ses entrailles. La griffe s’immobilise pour surveiller son antre, ses dents vont recommencer à rouiller, mais elle est toujours la reine des araignées.