Le rendez-vous se trouve à la sortie d’une bouche de métro, sur une petite place du centre ville. Nous ne sommes pas les premiers, d’autres personnes piétinent en essayant de deviner notre destination. De petits groupes sortent régulièrement du sol, déjà excités par ce qui devrait suivre. La placette se remplit et la petite foule piaffe d’impatience. Moi qui n’ai jamais participé à ce genre d’actions, je suis un peu anxieux, surtout qu’à part cet ami qui m’a entraîné dans cette aventure, je ne connais personne. En même temps, je suis content de participer, on ne peut pas se contenter toujours de théories, il faut aussi agir, voir comment les choses se passent.
En désignant une voiture garée en face et les deux hommes qui se tiennent à côté, une participante fait remarquer en rigolant que nous sommes déjà surveillés. Ils essayent de trouver le lieu de notre action pour intervenir au plus vite, mais seuls quelques responsables le connaissent.
Enfin, les choses se mettent en branle, des personnes nous donnent des consignes et un numéro à appeler en cas d’interpellation ou d’autre problème, nous le notons sur nos mains avec des stylos à bille. Au signal du départ, nous suivons nos « guides » en dévalant les escaliers qui mènent aux quais. La troupe, composée majoritairement de jeunes, est hétéroclite, filles et garçons d’ici et d’autres pays, les vêtements sont bariolés et les visages souriants. Nous sautons les barrières, pas question de payer.
Une fois tout le monde rassemblé sur le quai, nous montons tous au signal dans une rame. Certains passagers ont l’air un peu effarouchés, d’autres sourient amicalement. A chaque arrêt, on se demande s’il faut sortir. On imagine la police, quelque part dans une grande salle aveugle, qui scrute les écrans vidéo du système de surveillance. Durant le trajet, on en profite pour retourner ou arracher les pubs qui occupent le wagon.
Les portes s’ouvrent à nouveau, les « leaders » sautent sur le quai et gesticulent, nous sortons tous dans le désordre, mais personne n’est resté bloqué à l’intérieur. De la musique de carnaval résonne dans les souterrains, c’est un autre groupe qui nous rejoint au son des tambours, maintenant nous sommes au complet et le métro perd un peu de son air sinistre et fonctionnel pour devenir un espace libre au service des rébellions.
Les destinations s’affichent sur les écrans, des trains passent de chaque côté de notre îlot, personne ne bouge, ce n’est pas encore le moment ou la bonne direction. Un homme avec des béquilles me demande où nous allons ; je n’en sais rien et de toute façon, je n’aurais rien dit, il pourrait tout aussi bien être un policier ! Nous sommes échoués sur cette île artificielle au cœur d’un sous-sol qui m’est inconnu, j’ai la sensation d’être dans un terrain étranger, mystérieux. Les autres devisent et échangent des plaisanteries couvertes par notre « orchestre » déjanté qui tranche avec les annonces impersonnelles d’aéroport.
Un train s’arrête de l’autre côté du quai, cette fois c’est le bon, nous nous engouffrons entre les portes coulissantes, en route pour on ne sait toujours pas où. Peu de temps après, nous descendons dans une autre station, nous ne nous attardons pas, nous parcourons les couloirs et les escalators, notre objectif semble se rapprocher. Des journalistes avec caméra nous ont rejoints, ils posent quelques questions pendant que nous avançons. Nous sommes à présent dans un immense couloir où s’étirent des trottoirs roulants, notre colonne aussi s’allonge. Soudain, devant, ils pressent le pas. Après un instant d’hésitation, nous faisons de même. Nous nous mettons rapidement à courir, je n’ai pas le temps de comprendre, c’est le bout du couloir, un dernier escalier et nous voilà à l’air libre.
A la sortie, des militants nous exhortent à nous dépêcher, devant moi ça galope, nous sommes sur une grande avenue et je comprends alors ce qui se passe : des fourgons de CRS avec leur sirènes arrivent à toute allure et des grappes de policiers jaillissent sur la chaussée pour tenter de nous bloquer le passage. Je cours de plus belle, heureusement que la jupe que j’ai sur mon pantalon est en tissu élastique. Je suis plus excité qu’apeuré. Des activistes qui courent sur le pavé, des CRS à leurs trousses, des camions de police partout sur la rue, j’ai l’impression d’être dans un film. L’avenue n’est plus une succession de commerces et de regards vides, elle devient une zone de guerilla. Ouf, la cible n’est pas loin, je vois des manifestants qui entrent en courant dans une officine... d’Air France ! Quelques uns tiennent les battants de la porte et nous tirent à l’intérieur. Après moi, quelques personnes ont pu encore rentrer, les autres sont maintenant bloquées par un cordon policier avec barrières et armures rembourrées.
Air France, bien sûr !, la compagnie qui aide à expulser des immigrés illégaux ! La police a investi l’avenue et isolé le magasin. Ils nous avaient pistés et se sont précipités dès qu’ils ont compris où nous allions sortir.
C’est l’euphorie, l’opération a réussi, un grand nombre sont restés parqués à l’extérieur, mais nous sommes ici une cinquantaine, suffisamment pour occuper le local. Au début, dans le magasin, les employés semblent un peu paniqués, ils ont peut-être peur qu’on casse le matériel et qu’on les prenne en otage. mais nous ne voulons qu’occuper un lieu symbolique et crier des slogans pour l’ouverture des frontières et des changements politico-énonomiques.
Ca fait plaisir de fouler les grasses moquettes et de s’asseoir sur leurs sièges, ras le bol que les riches s’imaginent que le monde entier, habitants compris, est à eux, j’ai la brève et agréable impression de renverser un certain ordre social. Derrière leurs comptoirs bien propres, les employés sont ensuite moins inquiets, ils se rendent bien compte qu’on est non-violents bien qu’on ne soit pas en costard-cravatte et que certains ont le visage masqué par un foulard. Il y a même une personne qui nous indique qu’en cas de besoin on peut se réfugier au sous-sol et qu’il s’y trouve une sortie pour s’échapper.
Entre deux déchaînements de notre fanfare, nous répétons nos messages : « liberté de circulation », « arrêt des expulsions », et d’autres sur le même thème. Au bout d’un moment, je m’aperçois que les employés ont disparu, ils ont dû être évacués par le sous-sol.
Soudain, une bousculade a lieu à l’entrée, des CRS tentent une incursion pour nous déloger, mais ils se heurtent à la foule compacte massée entre les bureaux, et ils sont rapidement obligés de rebrousser chemin.
Pour mieux résister à d’éventuelles autres attaques policières, nous nous regroupons tous près de l’entrée et des vitrines. Pendant un moment, nous craignons une charge plus violente, avec lacrymogènes et matraques. Alors, les plus aguerris se préparent, ils remontent leurs foulards imbibés de jus de citron sur leurs visages. Je fais confiance aux autres et je suis leurs consignes, ils ont l’air d’avoir l’habitude de ce genre de situation et ne paniquent pas le moins du monde. Nous sommes prêts à toute éventualité. En fait, les minutes passent, et rien ne bouge, chacun reste immobile de chaque côté de la vitrine. Des responsables négocient avec la police, ils nous disent finalement qu’on peut sortir et partir librement.
Inutile de s’éterniser ici, l’action a réussi, on ne peut maintenant rien faire de plus. Alors on s’organise pour quitter les lieux. Par prudence, nous formons une colonne serrée, liée par nos bras enchevêtrés pour éviter que les CRS puissent embarquer certains d’entre nous s’ils le désiraient.
Pas rassurés, qui sait ce que la police va faire au juste..., nous avançons vers l’avenue entourés d’une haie de gendarmes immobiles. Nous avons rabattu nos capuches et noué nos foulards, les slogans reprennent. Pas de problèmes, les flics ne bronchent pas et nous rejoignons le reste de notre troupe parquée sur le large trottoir. Nous sommes isolés des passants et curieux, alors nous agitons des banderoles à leur attention. Un bus touristique passe devant nous, il est hué, nous ne voulons pas être des animaux de foire qui servent à pimenter un peu la visite par une touche d’exotisme contestataire. Nous sommes toujours retenus par le cordon policier, ils ne veulent pas nous laisser manifester sur le boulevard, et puis peut-être qu’ils prennent le temps de nous compter et photographier pour leurs fichiers ?!
Et puis voilà que nous sommes autorisés à partir, sous bonne garde, les CRS nous entourent jusqu’à l’entrée du métro la plus proche. Après quelques derniers cris rageurs contre le capitalisme ou les Etats, nous voilà sur le quai, toutes les affiches publicitaires sont arrachées consciencieusement et barbouillées. Les rames de métro nous enlèvent par dizaines, nous nous dispersons dans les boyaux de la ville, fin de l’action, évacuation des scories qui pourraient faire tache.
En fixant le noir à travers la vitre rayée, je suis un peu mélancolique. Ca fait plaisir de défier un peu les pouvoirs en compagnie de gens sympathiques, mais est-ce qu’on a pu, au cours de cette longue matinée, faire avancer quelque chose ? Les politiques macro-économiques qui broient les individus en les acculant à la pauvreté, à la mort, à l’exil dans des conditions dégradantes, ne seront pas infléchies par quelques dizaines ou centaines d’activistes. La majorité de la population se moque complètement de ces questions et fait quelques « bonnes actions » normalisées en poinçonnant périodiquement les cartes d’adhésion au système. Et les protestataires, sont-ils si différents ? On est indigné, on voudrait que tout change, mais chacun repart gentiment dans son coin, incapable de jeter concrètement les bases d’une autre vie ensemble. Et puis chaque groupuscule, chaque personne, a ses théories, ses idées, ses solutions, souvent en conflit avec les autres. Alors, de temps en temps, il y a quelques actions de protestation communes pour se tenir chaud et montrer qu’on existe, et puis tout retombe dans le quotidien bien contrôlé, fait de survie et de compromis amers, cette dure réalité qui broie les révoltes pour les transformer en résignation et en réformisme de bon aloi.
Faute de perspectives communes et de réelles transformations personnelles, nous sommes condamnés à tourner en rond et à singer la révolution. Les polices des gens « comme il faut » se contentent de surveiller nos cages, on nous jette quelques cacahuètes ou des coups de bâtons suivant les jours, il arrive même qu’on passe quelques secondes à la télévision s’ils ont besoin d’un peu de folklore ou de « justifier » les nouvelles mesures répressives.
Les portes automatiques s’ouvrent, je me retrouve seul sur le quai, dans la foule des braves gens anonymes qui ont en commun la volonté de meubler leurs solitudes de décors vides, par tous les moyens.