Jeannine aimait la bonne chère sous toutes ses formes. Sans complexe, elle aimait boire et manger, ainsi que le sexe.
Bien que mariée, elle a eu plusieurs amants d’âge varié, un jour elle a même dépucelé un jeune adolescent. Et quand elle était étudiante, elle a vécu quelques expériences pas désagréables avec certaines de ses amies.
Mais, ce que Jeannine adore par-dessus tout, c’est la nourriture, pas n’importe laquelle bien-sûr, évidemment pas ces plats insipides servis dans les cantines et les bacs à froid des supermarchés. Non, son plaisir c’est la bonne vieille cuisine traditionnelle française, avec force viandes et charcuteries du terroir, même si elle ne dédaigne pas poissons et fruits de mer, les moules notamment.
Aussi, dès qu’elle a pu, elle a cuisiné elle-même. Déjà, chez ses parents, il lui arrivait de remplacer sa mère pressée qui souvent se contentait de pâtes minutes avec un steak décongelé.
C’est avec sa grand-mère, une paysanne pur jus, qu’elle a tout appris : les civets de lapin, le boudin, le pâté de canard, les escargots au beurre… Chez son aïeule, elle était rassurée de la qualité de la matière première. Les légumes poussaient sans engrais et on était sûr que les animaux n’étaient pas gavés d’hormones, de farines à la vache folle ou autres saloperies.
Jeannine prenait plaisir à nourrir les poules, canards et lapins, à les voir grandir et s’épaissir. Pour le repas du dimanche, elle sélectionnait la bête avec sa grand-mère et l’aidait aussi pour la mise à mort et le dépeçage. Au début, elle était un peu écœurée, surtout avec des gros animaux comme le cochon, mais avec l’habitude elle a pu évacuer toute sensiblerie déplacée, et elle était très fière de participer à toute la vie de la ferme. Et puis, quand les viandes étaient prêtes, elle imaginait avec délice les plats qu’elles allaient mijoter sur la cuisinière à bois.
Elle fut très triste quand sa grand-mère mourut et que la ferme fût démantelée.
Pour revenir à sa « carrière » gustative, Jeannine étudiante s’arrangeait toujours pour avoir une chambre dans laquelle cuisiner était possible.
Ensuite, elle n’est pas devenue restauratrice, mais femme au foyer, pour le grand bonheur du palais de son mari et des invités.
Lors des repas de fête, entre le saumon et la dinde farcie, elle ne manquait jamais l’occasion de railler ceux qu’elle nommait les affreux végétariens et autres adeptes de régimes masochistes. « Ce sont tous des trous du cul serrés, des peines à jouir de la pire espèce qui ont peur de la vie, des graines d’ayatollahs, je plains leurs conjoints ! » disait-elle dans son langage fleuri. Les convives acquiesçaient en sourires : « en effet, comment diable se nourrir avec des carottes et des navets ». Et tout le monde reprenait gaiement du civet avec une rasade de grand cru accompagnée d’éclats de rire.
Quand elle le pouvait, Jeannine s’approvisionnait en foie gras et autres charcuteries directement chez le producteur. Sinon, elle allait au marché choisir les viandes les plus fraîches.
Parfois, sans doute un peu effrayée par tout ce qu’on voit à la télé, elle achetait des produits bio, pour éviter de devenir imbibée de pesticides et d’antibiotiques. D’autant que les élevages biologiques offraient généralement des bêtes au bon goût rustique, qui lui rappelaient avec émoi celles de feu sa grand-mère.
Sa vie passa ainsi sans encombres, entre son foyer, ses courses et sa cuisine.
Son mari est mort peu de temps après sa retraite, trop d’excès de table a prétendu son médecin de mauvaise foi. Du coup, Jeannine s’est retrouvée plus libre, et avec quelque argent. Elle a donc pu profiter davantage de ses amants et s’adonner au tourisme gastronomique en toute saison. Elle choisissait toujours ses lieux de vacance dans les endroits réputés et garnis de quelques bons restaurants pour la dégustation des spécialités locales.
Ses moments préférés étaient les fêtes de fin d’année, elle pouvait régaler sans compter ses enfants et petits enfants avec de bons produits. Elle avait plaisir à voir leurs yeux briller comme les siens devant un délicieux rôti.
Un de ses derniers voyages fut la Chine, un autre grand pays de la gastronomie reine, où toutes sortes d’animaux sont cuisinés de manière originale, un séjour enchanteur pour elle.
A son retour, elle a fait une mauvaise chute et, affaiblie, a dû accepter d’entrer en maison de retraite. Elle pestait continuellement contre les mets industriels qui faisaient office de repas bien que son palais soit devenu un peu moins sensible.
Avec ce qui restait de sa pension, elle commandait parfois de vrais plats chez un traiteur de ses amis pour compenser. Elle n’allait tout de même pas se contenter de hachis Parmentier insipide, de poisson maigre d’élevage et de poulet désossé !
Elle était connue dans tout l’établissement pour son fameux coup de fourchette, et les aides soignantes la félicitaient pour son bel appétit de vivre.
Il lui arrivait même, quand elle n’avait rien de mieux à se mettre sous ses dernières dents, de finir les restes de ses voisines de table.
Malgré tout, à l’âge de 87 ans, elle s’est sentie mal, sa fin approchait.
Elle était clouée au lit et après deux jours d’agonie elle s’est sentie partir.
Ses forces la quittaient et elle a eu l’impression de traverser un mur brûlant qui l’a radiographiée sous toutes les coutures. En un éclair, elle pu voir l’ensemble de sa vie en profondeur, et ce n’était pas joli joli.
Elle entendait des voix assourdies autour d’elle qui disaient : « Ca y est, c’est fini », « Elle nous a quittés », et puis plus rien, le silence complet. Elle était seule dans le noir, angoissée, en apesanteur au milieu de nulle part.
Elle ne pouvait plus mesurer le temps, mais assez vite semble t-il, elle aperçut de petites lueurs qui trouaient le noir au loin. Elles se rapprochaient lentement, elle put alors reconnaître des yeux, puis les figures de divers animaux. Il y en avait de plus en plus autour d’elle, une multitude innombrable, grouillante, inquiétante, avec en arrière fond comme un immense ciel étoilé peuplé d’autres petites lueurs qui convergeaient vers elle.
Soudain, sur un signe invisible, ça a commencé, les bêtes se sont ruées sur elle pour déchirer ses chairs.
Jeannine était nue et sans défense, elle ne pouvait rien faire. Ses bras et ses jambes s’agitaient inutilement dans le vide tandis que les animaux attaquaient toutes les parties de son corps en même temps.
Au début, elle espérait un cauchemar, elle allait se réveiller dans son lit, aux « Glaïeuls », elle voulait se réveiller, elle voulait que ça cesse, mais rien ne changeait.
Des vaches la piétinaient avec leurs lourds sabots, des veaux lui arrachaient les cheveux. Les canards et les oies lui pinçaient la peau et donnaient des coups de bec féroces. Des lapins blancs lui grignotaient les doigts de pied et des cochons roses s’attaquaient à sa gorge.
Jeannine ne pouvait même pas hurler, aucun son ne sortait de sa bouche, à part une plainte sourde bientôt noyée dans un gargouillis de sang.
Elle implorait pitié dans sa tête, demandait pardon en litanie, mais les bêtes continuaient de la dépecer sans relâche.
Des nuées de pigeons picoraient consciencieusement ses yeux exorbités et des bataillons de poules lacéraient son ventre avec leurs griffes. Jeannine ne pouvait retenir ses intestins qui flottaient maintenant autour d’elle, devenant la proie de poissons et de grenouilles, tandis que son foie éclatait sous les pinces de hordes de crabes.
Des armées d’animaux de toute sorte arrivaient toujours et encore. Jeannine, le corps percé de toutes parts et la peau arrachée, était paralysée de douleur et d’horreur. Offerte, incapable de la moindre réaction, elle espérait que sa souffrance aurait bientôt une fin.
Mais son calvaire dans son petit enfer personnel ne faisait que commencer, elle était déjà morte, aucune blessure ne pouvait la tuer.
C’était une bonne-vivante, mais à présent c’est elle qui est au menu, qui régale, …et qui déguste.
Fin décembre 2007
Sur une idée de Christian