Ma grand-mère n’aime pas les fainéants, elle se lève très tôt et s’active toute la journée, sauf pendant sa sieste après le repas de midi. Elle navigue sans arrêt entre la cuisine, la cave, les étables, le poulailler et les cages à lapin. On la voit périodiquement faire des allers et retours dans la cour avec un seau ou un panier, les pieds dans ses bottes recouvertes de fumier séché. Elle va nourrir les bêtes ou en tuer une pour le repas.
A petits pas, sa chienne la suit partout timidement, l’air de craindre à chaque instant un retournement d’humeur.
A la ferme, les animaux n’attendent pas, c’est tous les jours de l’année qu’elle doit s’occuper des volailles, des lapins et des vaches, les moutons, normalement, c’est mon père maintenant qu’on habite ici. Le matin, elle ouvre aux bêtes, les vaches et les poules sont heureuses de retrouver la semi-liberté dans les champs.
Ma grand-mère ne paye pas de mine, elle est petite, maigre et ratatinée, elle se courbe de plus en plus vers l’avant et sa peau parcheminée sent l’étable. Pourtant, elle n’arrête pas une seconde et dispose encore d’énergie pour diverses récriminations contre nous les gosses, la voisine ou le gouvernement. Elle a connu la guerre, pas nous qui sommes des enfants gâtés, elle nous le répète assez souvent. Elle est plutôt autoritaire et naturellement de droite, ce qui fait au moins un point d’accord avec mon père. Néanmoins, elle mijote de délicieux gâteaux et nous offre du chocolat pour quatre heures.
Ma grand-mère n’a peur de rien, sauf d’aller à la ville ; saigner un coq ou un lapin ne lui pose aucun problème, elle a fait ça toute sa vie. On ne l’a jamais vu verser une larme, sauf quand l’oncle est mort ou que les camions sont venus chercher ses dernières vaches à l’heure de la retraite.
Elle ne semble pas se plaindre de son statut de veuve, de toute façon il y a toujours quelqu’un dans la maison pour boire le café, le coup de gnôle ou le vin de noix.
A la maison, elle quitte ses grolles en caoutchouc pour de vieilles pantoufles afin d’éviter d’avoir à « panosser » le sol tous les jours. Le plus souvent, elle s’affaire dans la cuisine, pour faire dorer des brioches ou mijoter un civet de lapin. Elle excelle dans les gratins et les « rates » revenues à la poêle. On aime bien se trouver dans la cuisine pour profiter de la chaleur et des bonnes odeurs, il traîne toujours quelque chose à manger sur un coin de la toile cirée élimée, entre les tas d’épluchures en partance et les casseroles sales.
Périodiquement, elle alimente la cuisinière avec de petits bouts de bois et se rend à la salle à manger pour voir si ma tante n’a besoin de rien.
Il arrive qu’on la surprenne en train de plumer un canard avec ses mains rugueuses ou de faire cuire du sang dans un nuage de fumée. Des fois, on se dit qu’elle est un peu sorcière sur les bords, surtout quand elle sort du fond du buffet une bouteille d’eau-de-vie sans étiquette avec des trucs inquiétants qui flottent dedans.
En dehors de la cuisine, on la trouve à côté avec ma tante, elle lit un moment les éternelles revues locales qui s’empilent sur la table, essentiellement pour être au courant des morts, mariages et naissances de la région, les accidents de la route mortels sont toujours un événement. A part ces courts intermèdes informatifs sur la vie régionale, elle s’adonne à la couture, il y a toujours un pantalon ou des chaussettes à repriser, les vêtements arrivent ainsi à faire plusieurs générations s’ils sont assez solides. Ma grand-mère a d’ailleurs toujours les mêmes fripes sur elle, des vieux machins grisâtres ou marron, elle ne s’habille que le dimanche pour la messe, avec des robes d’un autre âge comme toutes les vieilles du coin.
Le soir, après avoir rentré les bêtes, elle mange tôt à la cuisine, avec ma tante, une soupe de légumes épaisse garnie de pain et de tomme de Savoie dont la composition varie avec les saisons, au printemps on y trouve par exemple des orties ! Le tout est accompagné d’un coup de rouge, toujours le même, acheté à l’épicier ambulant qui passe une fois par semaine. Ensuite, elle regarde le 20 Heures sur TF1 et commence à s’endormir devant le poste, elle ne regarde jamais de films le soir, à part une partie de Dallas le samedi. Après avoir fait sortir la chienne et nourri les chats, elle se couche en même temps que les poules.
C’est ma mère ou une autre tante qui viennent plus tard pour mettre au lit leur sœur handicapée. On en profite alors pour voir ce qu’on veut sur la télévision pendant que ma grand-mère ronfle.