Le repas du dimanche, c’est tout un rituel qui se répète à chaque fois que la famille se retrouve dans la maison de ma grand-mère.
Le matin, ce sont les préparatifs culinaires, les femmes s’affairent à la cuisine autour de la table. Les jours de fête, quand il faut assister à la messe de 10h30, c’est le coup de feu pour éviter d’être en retard.
Les hommes ne s’occupent que du choix des vins et de leur débouchage, tandis que les femmes font tourner les casseroles pour mijoter du boudin aux pommes, des tripes gluantes en sauce, du canard à l’étouffée ou des escargots au beurre. Les tartes aux prunes et les brioches au chocolat défilent dans le four et on arrive toujours à les goûter pendant qu’elles sont encore chaudes.
Généralement, je suis chargé, avec les autres jeunes présents, de mettre la table avec la belle vaisselle. Il n’est pas toujours facile de savoir combien seront les convives.
Il s’en trouve toujours qui sont en retard, des cousines qui viennent tout juste de se lever après une nuit blanche en boîte ou mon père qui s’attarde à la chasse, sans parler de l’oncle qui arrive souvent déjà éméché du café alors que le repas a commencé sans lui. La plupart des places sont attribuées selon un protocole immuable : l’homme le plus vieux en bout de table, suivi des autres hommes et de leurs épouses, puis viennent ma grand-mère, les jeunes adultes et les adolescents, et à l’autre bout de la table les enfants et les bébés en âge de se tenir assis. Après un certain degré d’ancienneté, les amoureux ou amoureuses non encore marié(e)s à un des membres de la famille sont admis dans le cercle.
Après l’apéritif, du blanc-cassis ou du vin de noix, les choses sérieuses commencent. Les discussions absurdes sur les mérites comparés de la droite et de la gauche s’enflamment, surtout à l’approche d’élections. On s’engueule pour un oui pour un non, sur le statut des fonctionnaires, les avantages indus des entreprises et l’action, bénéfique ou maléfique, des dirigeants en exercice en matière d’emploi ou de sécurité. Chacun s’insurge et s’indigne conformément à la couleur de son parti politique et de ses favoris. Certains relancent exprès la conversation sur les sujets qui fâchent pour mettre de l’animation et permettre aux rôles de chacun de s’exprimer.
Parfois, ma grand-mère ou une des épouses officialisées doivent intervenir pour calmer le jeu et attirer l’attention sur le plat succulent qui va refroidir et qu’on ne peut remettre au four vu qu’il est déjà un peu cramé.
Entre deux empoignades théâtrales, les hommes servent le vin et découpent la viande, les femmes assurent le service des plats en faisant la jonction avec la cuisine située de l’autre côté du couloir.
Tout se déroule à la perfection selon les règles non-écrites et les produits animaux ou végétaux de la ferme sont appréciés à leur juste valeur, ce qui contente ma grand-mère et tous ceux qui concourent à leur production.
Le repas s’étire en longueur, on s’est déjà éclipsé pour savourer quelques BD et on ne revient que pour le dessert, surtout s’il s’agit de mousse au chocolat.
Pendant les digestifs et les cigares, on a le droit d’allumer la télévision en sourdine, les séries américaines défilent, à moins qu’on ne reste figé devant les niaiseries de l’école des fans ou les va et vient du tennis.
Après le repas, on est tous un peu hébétés, il y en a qui partent faire la sieste, nous on s’assoit en cercle autour de l’écran avec les autres, il est convenu de rester ensemble un certain temps. On s’ennuie, c’est le dimanche après-midi, il n’y a plus qu’à attendre l’heure du goûter, avec le thé, le café et les tartes qu’on devra absorber même si on n’a pas faim du tout.