L’été, les écuries sont envahies par des nuées de mouches. Les murs sont recouverts de petits points noirs toujours en mouvement qui redessinent sans cesse de nouvelles fresques. Les araignées ont beau proliférer et laisser pendre leurs filets un peu partout, elles sont submergées par la marée grouillante. Les mouches s’éclatent, l’espace leur appartient, elles plongent avec délices dans les bouses de vaches et les crottes de moutons, et leur multiplication reprend de plus belle.
Les bêtes sont harcelées en permanence, elles doivent sans arrêt bouger leurs peaux et leurs oreilles, les vaches se fouettent le dos avec leur queue, de vraies martyres. Les mouches essaient de s’infiltrer dans le moindre repli de leurs corps, le répit ne vient qu’à la fraîcheur de la nuit.
Dans la maison aussi c’est l’infection, on a beau essayer de garder portes et fenêtres fermées, rien à faire, les mouches sont partout. Le matin, on les voit pomper goulûment les morceaux de sucre et les coulures de confitures qui traînent sur la table. A midi, elles foncent comme des affamées sur le fromage dès qu’il n’a plus sa cloche. L’après-midi, quand il fait chaud, elles viennent sans arrêt à la charge pour vous piquer la peau et les nerfs au moindre signe d’immobilité.
Ma grand-mère suspend aux plafonds des rubans collants où les mouches viennent s’engluer par dizaines, elles bougent un certain temps sur ces pièges, et puis elles grossissent la brochette de cadavres, mais il en reste toujours autant.
Moi j’agis différemment, en mercenaire, je les tue une à une, avec mes mains. J’aime bien les écraser contre les vitres où elles viennent buter obstinément, mais c’est trop facile, et puis le sang salit les carreaux. Alors je les chope entre mes mains au moment de leur envol. Il suffit de placer doucement une main de chaque côté d’une mouche posée n’importe où et de claquer rapidement les deux paumes, la mouche n’a pas le temps de s’échapper, elle est écrabouillée à presque tous les coups, plus efficace que n’importe quelle tapette. Si elle bouge encore, je l’achève et je la mets dans la boîte avec les autres.
Quand ma grand-mère fait sa sieste, je pars en chasse pour éliminer les emmerdeuses qui rôdent. Pour le sport, j’essaye d’en attraper certaines d’une seule main, pas facile, mais l’avantage est qu’on peut les avoir vivantes. Le pied consiste à dégommer un couple en train de se reproduire : deux d’un coup et une portée de moins !
Je suis un vrai chasseur de primes, je compte mes trophées et ma tante me les paye à l’unité. En fait, je ne fais pas ça pour l’argent, mais ça fait plus sérieux, ça me donne une contenance et les adultes sont fiers de ma première entreprise à but lucratif, les plus grandes fortunes ont commencé par de petits profits sur des transactions insignifiantes.
A la salle de bain, je me livre aussi à certaines expériences. Je chope des mouches vivantes et je les jette dans la flaque d’eau retenue dans le lavabo. Généralement, elles n’arrivent pas à remonter toutes seules, alors je les sors pour les poser sur le bord. Mouillées, elles ne peuvent pas s’envoler. J’essaye de mesurer combien de temps elles peuvent rester dans l’eau sans se noyer complètement. Parfois, j’arrache leurs ailes ou leurs pattes avant de les zigouiller pour de bon. Il m’arrive d’avoir vaguement honte, mais ça me pousse plutôt à continuer que l’inverse. Ce ne sont que des saloperies de mouches qui embêtent tout le monde, elles sont juste bonnes à crever.
Quand les mouches ont envahi toutes les pièces et que ma grand-mère va avoir de la visite, elle commet un génocide pour faire place nette. Un insecticide est vaporisé partout et on ne peut plus rentrer le temps qu’il agisse. Après il ne reste plus qu’à balayer les cadavres.
Seulement, l’effet du bombage se dissipe en quelques jours, les mouches sont à nouveau là, elles recommencent à déposer leurs crottes noires et collantes sur les meubles, les vitres, partout, elles agacent ma grand-mère qui n’arrive pas à se reposer et lance des coups de tapettes pas toujours efficaces, alors je repars en chasse. A la fin de la journée, quand mon tas de cadavres m’a été payé, je vais le verser dans les écuelles des canards. Ils se jettent sur les mouches en cognant les parois avec leur bec dans un bruit de mitrailleuse.
Plus tard, avec l’expérience, je pourrai peut-être passer à des choses plus sérieuses, devenir tireur d’élite ou capitaine d’industrie, et flinguer des humains par dizaines pour augmenter les gains.