Le titre de ce texte est une allusion à 1984 de George Orwell, « Le dernier homme en Europe » fut l’un des titres envisagés par Orwell pour 1984.
Je déambule seul sur les plates-formes lisses où il fait toujours beau. Je suis le dernier, Anna est morte il y a déjà quelques années, elle avait 102 ans. Elle ne reviendra plus, pourquoi reviendrait-elle à présent ?
Ca fait plus de 80 ans que je lutte sur cette planète, simplement pour rester humain, pour avoir le droit de parler et de communiquer librement.
Au cours de nos vies, on a parcouru le monde dans tous les sens, on a subi la torture et la prison suivant l’humeur des régimes en place. Parfois, on s’est fait assassiner, mais le plus souvent ils se contentaient de nous ignorer et de nous insulter, de nous laisser moisir dans un coin, prisonniers comme eux de leur système absurde, sans échappatoire.
A présent, ils me laissent tranquilles, ils savent bien qu’ils ont gagné, que je suis seul et qu’il n’y a plus personne pour m’écouter, encore moins pour me comprendre. Ils me laissent même circuler à ma guise et ils ne m’imposent pas tous leurs appareillages, juste le bracelet électronique obligatoire pour tout le monde.
Je suis vieux, des centaines d’années de combats, contre moi-même et contre ceux qui voulaient m’asservir avec eux. A présent, je suis libre dans ma tête, mais je ne peux rien faire, avec qui d’abord ? On a tout vu, on en a trop vu : des carnages et des naufrages collectifs, des vies broyées et auto-sacrifiées par millions, des désespoirs et des espérances, des illusions et des résignations.
Je ne vois plus rien, il n’y a plus rien à voir et je ne veux plus les regarder. Mes yeux fatigués se portent déjà ailleurs, de l’autre côté, vers la certitude d’une mission très loin d’ici, là où il est possible de vivre.
Ils se moquent de moi, pour eux je suis un genre de déchet non-recyclable, un dinosaure archaïque, non-reprogrammable et cinglé, qui aurait davantage sa place dans un musée, sous camisole. Les pauvres.
Il n’y a plus d’humanité, il n’y en a jamais vraiment eu. Quelques soubresauts, des individus isolés qui essayaient de bâtir l’utopie.
Mais tout ça est bien fini depuis longtemps, ils ont tous réussi à revenir en arrière, à renoncer volontairement à leur âme. Il leur en a fallu de la persévérance pour se détruire à ce point.
Ce sont des pantins, des robots d’apparence humanoïde qui ont moins de conscience et de liberté qu’un rat ou une grenouille, on pourrait les ranger du côté de la limace, ou plutôt des termites ou des fourmis avec leur organisation sociale collectiviste si bien huilée. En tout cas, ils n’ont plus rien d’humain, à part l’enveloppe, une bouillie dans une carapace ripolinée. On dirait qu’un monstre, un alien, les a dévorés de l’intérieur, ne laissant qu’une coquille vide, un ectoplasme abruti qui réagit à divers stimulus et conditionnements. Un empilement d’organes qui essaient de se faire plaisir et de remplir béatement leurs fonctions. Un conglomérat bio-électronique informe relié en permanence aux grands réseaux collectifs dont les sens ne sortent jamais vraiment de la virtualité.
Après l’ensevelissement de leur âme et de leur conscience, c’est au tour de leur cerveau de se nécroser, un tas de neurones malingres aussi stupides qu’un ordinateur tressaute au rythme des influx binaires.
L’humanité a disparu, elle s’est étranglée elle-même, son cerveau sans oxygène s’est asphyxié et survit relié à des machines, les microprocesseurs dernier cri et les pixels retouchés sont sa nourriture. Ils se sont fabriqué un monde à leur image, froid et fonctionnel, où même la violence est contrôlée, un monde d’anéantissement efficace, entièrement sécurisé, rempli jusqu’à la gueule de capteurs, d’alarmes et de caméras. Mais les nanorobots qu’ils s’injectent dans les veines et les mégalopoles sous bulles ne pourront jamais arrêter leur folie et leurs crimes. Même réduits à l’état d’insectes ou de microbes, ils continueront à s’entretuer par tous les moyens disponibles. Ils ordonnent obstinément leurs inventions techniques à leur destruction au lieu de les faire servir à leur émancipation.
Ils ont inscrit la pourriture dans leurs chairs et la maladie les poursuit jusque derrière leurs masques hygiéniques et leurs combinaisons aseptisées. La gangrène est en eux, ils se la sont mijotée pendant des millénaires, elle n’a plus besoin de vecteurs.
Dans leurs cellules insonorisées, garnies d’écrans plats et de leviers virtuels, ils crèvent toujours comme les mouches derrière une vitre. On peut prédire sans peine que leurs fourmilières géantes deviendront un jour de vastes nécropoles où seuls s’agiteront pendant quelque temps encore des robots esclaves débarrassés de leurs maîtres. Leurs soleils artificiels se figeront dans les dômes et disparaîtront à jamais.
Appuyé sur la rambarde au bord du vide, je les vois ces petites fourmis difformes, fières de n’être plus rien, elles s’agitent dans tous les sens pour remplir leur existence mécanique.
A quoi bon ressasser tout ça, je n’y peux rien, d’ailleurs Dieu elle-même n’a pu que constater le reniement de la plus grosse partie de sa Création malgré tous ses encouragements et les signes qu’Elle laissait partout. Pourtant, les créatures étaient si riches de possibilités, mais elles ont préféré s’avorter au lieu de grandir dans ses bras. Mystère.
Mon rôle ici est bientôt fini, je suis las. Il ne me reste plus qu’à lancer d’ultimes messages dans les archives et les réseaux informatiques. De fragiles bouteilles dans les égouts qui peut-être serviront plus tard, si elles échappent aux virus et aux censures, aux personnes éventuelles qui d’aventure retireraient leur masque au lieu de disparaître dans la dépersonnalisation, aux autres espèces qui reprendront le flambeau si la Terre est encore habitable. Moi je ne serai plus là, je ne souhaite pas revenir ici, à quoi bon ?
Je suis le dernier homme, je marche avec une canne, mais je me tiendrai debout jusqu’au bout, je suis assez médiocre, mais je suis le dernier représentant de l’humanité sur Terre. Je n’ai plus qu’à attendre la mort pour quitter ce peuple d’ombres et retrouver la lumière.