Ce recueil de nouvelles se compose de 27 textes courts inspirés de souvenirs d’enfance à la ferme.
L’alcool si transparent et si pur qui attend dans les petites bouteilles décorées de sapins et de soleils naïfs qu’on offrira à Noël provient de la macération de prunes à moitié pourries dans des tonneaux en bois. Je le sais depuis que mon cousin et moi avons participé à la tâche.
Il faut commencer par ramasser les fruits tombés à terre à l’aide de grands seaux en plastique. On prend tout, même les véreux, les pas mûrs et les abîmés, on laisse quand même ceux qui ont atterri dans une bouse de vache. De ce fait, les récipients se remplissent assez rapidement avec les diverses variétés de prunes, les grosses, les petites, les jaunes et les violettes, il faut juste éviter de les renverser dans la pente.
Ensuite, nous sommes tous les deux chargés de remplir le tonneau situé sur le quai à côté du tas de bois. Au début, on est précautionneux et on évite de trop se salir, on glisse les prunes une à une dans le trou en écartant les déchets divers et celles qui sont vraiment pourries. Mais on trouve que c’est trop long et trop fastidieux, alors on plonge les deux mains dans les seaux et on bourre l’orifice avec de pleines poignées qu’on écrase jusqu’à ce qu’elles rentrent toutes. On est poisseux jusqu’aux coudes et on ne fait plus de tri, tout y passe : feuilles, brins d’herbe, insectes morts ou vivants, débris non identifiés… On évite juste de se faire piquer par les guêpes qui tournoient de plus en plus autour du tonneau, le jus des prunes dégouline sur les parois et elles se précipitent dessus. Avec nos mains visqueuses et collantes, on s’amuse comme avec de la pâte à modeler. On a fait un sacré pastis, il n’a rien d’aseptisé, ce sera donc certainement un très grand cru !
Un matin, on a aperçu la distilleuse devant l’école, un engin bizarre avec des manettes et des tuyaux partout, beaucoup plus complexe que la chargeuse à foin. Les vieux du coin viennent faire leur gnôle à tour de rôle. Dans les campagnes, les anciens ont encore le droit de distiller quelques bouteilles d’alcool. Le coup de gnôle offert dans un petit verre est une véritable institution, un peu comme le pastis dans le sud. Un vrai homme se doit de boire son verre, c’est un rite obligé et aussi un des critères de passage à l’âge adulte pour les garçons, les filles ne sont pas admises à trinquer, elles ont d’autres rites à observer. Avec mon cousin, on a essayé une petite gorgée, ce fut épouvantable, une brûlure atroce vous arrache la gorge et la tuyauterie, on s’est demandé comment ils font pour avaler ça ! On s’est rabattu lâchement sur le vin de noix et les cerises à l’eau-de-vie, la franche virilité ce sera pour plus tard, on n’est pas pressé, pour l’instant quelques gouttes de gnôle sur un sucre nous suffisent bien.