Ce recueil de nouvelles se compose de 27 textes courts inspirés de souvenirs d’enfance à la ferme.
A présent, les deux enfants handicapés de ma grand-mère sont morts, elle vit seule, toujours en bonne forme, peut-être un peu moins autoritaire avec l’âge. La cour a été goudronnée, le tilleul et d’autres arbres ont été coupés, chats et chiens ne sont plus les mêmes, mais sont toujours à la même place. La fosse à purin est vide, mais les mouches et les araignées toujours aussi nombreuses. Le jardin a rétréci et la maison s’est un peu modernisée, mais rien n’a vraiment changé, les traditions continuent même si elles ont dû subir quelques variations et la ferme est toujours le lieu privilégié du ralliement des membres de la famille.
Seulement, il se trouve que je ne fais plus partie du cercle, je n’ai pas voulu continuer à jouer le jeu et j’ai fait le contraire de ce qu’on attendait de moi. Pas pour me faire remarquer ou par esprit de contradiction, mais pour éviter de mourir à petit feu et pour prendre le risque de vivre.
Je ne suis pas marié et je n’ai pas d’enfants sous mon nom, je ne mange plus d’animaux et je ne vote pas aux élections, je suis artiste et je ne ferai pas carrière ni fortune, je critique et rejette la société qu’ils nourrissent, je ne suis ni hétéro ni homo et j’ai même changé de nom pour un autre plus joli, je me fous des conventions absurdes et je suis plusieurs fois fichée par la police alors qu’ils s’efforcent de ramper droit, je rêve d’un autre monde alors qu’ils sont résignés à creuser leur trou dans celui-ci et plutôt contents de la situation qui est bien pire ailleurs, je ne veux être ni femme ni homme alors qu’ils espéraient un viril représentant pour perpétuer la lignée et être fiers d’une belle réussite sociale qui montrerait l’exemple aux nouvelles générations programmées.
Bref, comme la plupart de mes contemporains, ils me sont totalement étrangers et je ne sais même plus quoi leur dire en dehors des considérations météorologiques ou vaguement culturelles.
Certains s’accrochent pourtant, ils font semblant de croire que je suis des leurs, que je suis normale et que je partage leurs valeurs. Je me demande pourquoi, peut-être pour maintenir les traditions, éviter que l’échafaudage ne parte en miettes et les déstabilise, ou ils espèrent encore qu’il ne s’agit que d’erreurs de jeunesse et que je finirai bien par rentrer dans le rang comme tout le monde ?
D’autres ne veulent pas me pardonner ces écarts épouvantables, ils ne peuvent accepter qu’on ne voit pas comme eux et qu’on rejette leurs manières de vivre et de penser, qu’importe, il est devenu inutile de discuter et je n’ai même plus envie de me disputer. Je suis la honte de la famille, celui dont on ne parle pas et à qui on évite de poser des questions. Qu’ils restent dans la paix des cimetières de leurs âmes.
Parfois, je retourne voir la ferme et ses survivants, ça me fait bizarre de voir les vestiges de mon enfance dans ce monde de fous. C’est comme visiter une autre vie, très ancienne, ou un rêve récurrent imprimé en morceaux dans ma mémoire sélective.
J’ai des souvenirs heureux de la ferme, j’ai eu là-bas une enfance ordinaire et je bénéficiais d’une certaine liberté. Avec le recul, j’ai quand même le sentiment d’avoir perdu pas mal de temps dans les filets tendus par la famille et le reste, mais en même temps il fallait bien vivre cette expérience, observer de près les nœuds et les pièges, pour en être définitivement dégoûtée et essayer de les éviter.