Ma tante vit dans un petit village de province, un de ces lieux tranquilles où l’ADSL n’a pas encore pénétré. Depuis qu’elle est au courant pour sa maladie, elle est très heureuse. Elle ne le sait pas bien sûr, elle ne veut pas s’en rendre compte, mais sa qualité de vie s’est grandement améliorée. Maintenant elle est mieux intégrée, elle fait pleinement partie du groupe, elle a sa maladie comme les autres et un bon sujet de conversation journalier en plus de la météo. Les petites souffrances collatérales et une espérance de vie peut-être un peu raccourcie ne sont rien en comparaison.
En plus, elle a de la chance, ce n’est pas une maladie ordinaire, un vulgaire cancer du sein, un Alzheimer si commun ou un banal Sida, non, ma tante, pour une fois, a fait dans l’originalité. Sa maladie est indéfinissable, elle présente des tas de symptômes étranges et changeants qui interdisent de la classifier précisément. Les nombreux médecins qu’elle a consultés aux frais du trou de la sécurité sociale se perdent en conjectures et en avis tout aussi péremptoires que contradictoires. Entre nous, elle est ravie de toutes ses sorties médicales vu qu’elle n’est jamais tellement sortie de sa campagne natale, à part pour son voyage de noce en Italie. Elle s’est même rendue toute seule dans de grandes villes pour voir des spécialistes réputés et néanmoins impuissants, une vraie aventure ! L’air sérieux, les grands savants lui ont déballé des noms de syndromes abracadabrants, ce qui a enrichi son vocabulaire.
Depuis que son mari est mort à 65 ans d’une banale maladie professionnelle due à l’amiante, elle est bien obligée de se déplacer par ses propres moyens. Au début elle était terrorisée, maintenant elle est heureuse de pouvoir raconter ses voyages à ses voisines toujours curieuses de tout.
L’heureuse dame bénéficie de tous les progrès de la science, elle s’active à prendre dans le bon ordre toute une série de cachets sophistiqués et colorés plusieurs fois par jour. Cette savante pharmacopée, obtenue grâce au sacrifice non-volontaire d’animaux divers et à des sommes faramineuses, ne peut guère la soulager, et encore moins la guérir, mais elle présente l’avantage d’enrichir les laboratoires pour qu’ils puissent faire d’autres recherches et de remplacer quelques-uns de ses symptômes atypiques par des effets secondaires imprévus.
Mais l’avantage principal est que ça l’occupe, elle doit penser régulièrement à ses lignes de pilules, elle peut les comparer avec celles de ses amies et renforcer ses connaissances scientifiques. Entre ses prises de cachets et les séries télévisées romantiques, ses journées sont bien remplies. Heureusement, parce qu’elle commençait sérieusement à s’ennuyer sans mari ni enfants à charge, elle pensait même prendre un chien, elle qui a toujours eu horreur de ces bêtes pleines de poils qui salissent tout.
Bref, c’est le bonheur, ma tante a retrouvé un sens à sa vie de retraitée grâce à sa maladie rare, elle est devenue une vedette sur le plan local, elle a même eu droit un articulet dans le journal, à côté de l’indispensable rubrique nécrologique qui l’attend patiemment. C’est elle qui a le plus grand nombre de médicaments à ingurgiter et le nom de sa maladie change toutes les semaines. A la boulangerie, on attend avec impatience les dernières nouvelles de l’évolution pathologique, un vrai feuilleton. On guette sa venue chez l’épicier pour se précipiter derrière elle dans le magasin et la questionner sur les nouveaux traitements en vogue. Fière, elle montre ses ordonnances illisibles au pharmacien qui se frotte les mains sous son comptoir.
Mais elle reste modeste, elle aurait pu écrire un best seller sur son combat contre la maladie alors qu’elle se contente de mener son train-train quotidien comme avant.
Le meilleur moment de la semaine est la sortie de la messe -ma tante fait partie de cette génération qui continue à aller à l’office le dimanche matin par habitude-, les foules se pressent autour d’elle et chacun échange les derniers potins, les bons médecins, les cachets qui ont moins d’effets secondaires que les autres, les nouvelles des mourants et de ceux qui sont déjà enterrés, les mariages et les baptêmes à venir, les divorces en cours et les médisances sur celles qui couchent avec n’importe qui ou celui qui n’est pas encore marié à son âge. Mais la maladie de ma tante reste le meilleur sujet, celui qui fait un tabac dans toutes les classes sociales et intéresse tout le monde, les malades comme ceux qui ne le sont pas encore car trop jeunes ou dotés d’une constitution trop robuste.
Ma tante ne s’attarde pas trop sur le parvis, le dimanche elle reçoit parfois la visite d’un de ses enfants ou petits-enfants, alors elle rentre toujours tôt pour surveiller le gigot et se tenir prête au cas où.
Pendant ce temps, dans la froideur de l’église vite désertée, le Christ saigne toujours en silence sur la croix, seul.