Une fois de plus je me retrouve seul, en train d’errer dans la ville au hasard des rues.
Aujourd’hui, plus encore que d’autres jours, je préférerais être en compagnie. Même si je n’apprécie pas tout ces symboles détournés, ni ces orgies et ces effusions programmées par la publicité, je suis humain.
Que faire ? Mes rares amis se retrouvent en famille et je n’ai pas eu envie de me mêler à eux. De toutes façons, ils m’avaient invité seulement par obligation.
La nuit va bientôt tomber, toutes les lumières s’allument : sapins, guirlandes, néons, enseignes, phares, cafés et restos. Toute la cité s’illumine, parfois c’est laid, d’autres fois c’est plutôt beau.
Les passants s’activent encore plus, poussés par la nuit. Les néons clignotent au rythme des pas gagnés par l’excitation. Quelques flocons tombent : la nuit de Noël peut commencer.
Je relève alors mon col et marche moi aussi d’un pas décidé, comme si j’allais quelque part.
La frénésie s’intensifie. Vite, acheter un dernier cadeau, un peu de houx, un bout de fois gras ou de saumon.
Certains ont l’air vraiment contents, les commerçants surtout.
Tous se préparent au rituel du bonheur planifié. Il y a ceux qui ne font rien de spécial et ceux qui sortent le grand jeu. Par moment, ils se croiront heureux, après quelques verres ou devant un joli cadeau.
Je vois souvent les lueurs blafardes des télés sortir des carreaux embués. Les fées paillettes du petit écran distribuent la fête à grosses pincées pour ceux qui ne sont plus capables de veiller, ou qui sont seuls, avec leur chat, leur poisson rouge ou leur canari.
J’avais bien apprivoisé un moineau mais il s’est envolé pour de bon. Et je n’aime pas garder un animal dans mon minuscule appartement, j’ai l’impression qu’il est en prison, comme moi dans cette ville.
Il neige de plus en plus, je m’arrête un moment sous un porche, en attendant une accalmie. J’entend des rires et des chants qui viennent des étages. Ca y est, ça commence, ils vont se gaver toute la nuit.
Je m’enfuie en marchant à toute allure pour oublier les monceaux de viande ingurgités, et pour me réchauffer.
Après le festin viendra la cérémonie des cadeaux. Pour la plupart, il ne s’agira que de babioles inutiles et jetables.
Mes amis m’offriront sûrement quelque chose demain. Je me suis fais cadeau de chaussures de marche
et d’un joli foulard.
Qu’est-ce qu’elle est grande cette ville ! Je crois que je n’ai pas encore arpenté toutes ses rues. Certaines avenues ne finissent jamais. Certaines fois je me demande si ça vaut encore la peine de marcher à la recherche d’une âme soeur.
Qu’il s’agisse de quartiers riches ou pauvres, de boulevards ou de ruelles, les gens se ressemblent tous : une ombre, une coquille vide, sans sève ni substance. Aujourd’hui, ils vont tenter de se donner un peu de vie avec du champagne, du boudin et des guirlandes électriques !
Je pourrais rester immobile au centre ville, avec une pancarte qui dirait : "si vous en avez assez de tourner en rond en vous piétinant, faites-moi signe".
Ouais, en attendant je marche. Dans les rues illuminées je suis quasiment seul à présent, les fous sont rentrés chez eux.
Sur le lot quelques uns penseront à la misère du monde, aux affamés, aux isolés, quelques instants entre le ragoût et le gâteau. Certains font des dons, ou même des actions. Ils donnent un petit peu, de temps en temps, pendant que tout le monde gaspille et exploite son prochain.
Des églises proviennent les chants, assourdis par la neige, de ceux qui prient pour un monde meilleur. Seuls les corbeaux les entendent, les hommes s’en moquent et Dieu ne peut pas imposer l’amour. Après cette extase de bonne conscience, frelaté au parfum d’encens, ils iront faire le bourreau, ou la victime.
Tiens, une foule, une queue, ah oui, c’est la fête des pauvres, des S.D.F., des exclus du grand banquet. On leur offre un bon repas, ils mangent ensemble sous un chapiteau, dansent et chantent. Je pourrais me joindre à eux, on ne me demanderait rien, j’aurais un peu de chaleur humaine.
Je failli me laisser tenter, mais non, c’est quand même trop vulgaire pour une fête de Noël. Et puis ça rime à quoi, amuser ces gens une fois par an et le reste du temps les ignorer.
De plus, ces repas de viande me rebutent trop. Je préfère encore marcher, avec mes pensées et mes rêves.
Mes pas crissent sur la neige qui s’épaissit, il fait plus sombre, je sors des rues passantes. Un instant, je regrette ma fuite. Je pourrais encore retourner en arrière.
Ne suis-je pas trop difficile, trop fermé, trop dur. Pourtant je peux aussi être joyeux et plein d’espoir, mais pas comme eux. Je ne peux décidément pas me mêler à eux, on serait trop décalé, je ne serais pas bien et je les gênerais.
La neige a cessé, je me secoue. En sortant de mes réflexions, je m’aperçois que je suis dans un quartier qui m’est inconnu. Je dois être assez loin de chez moi. Il faut quand même que je rentre, je ne vais pas marcher toute la nuit.
Tandis que je cherche ma route, un chien s’approche de moi. Il aboie et m’invite à le suivre en me tirant par le pantalon. Intrigué, j’obtempère. A part un vendeur de sapins, c’est la première fois qu’on s’intéresse à moi.
Quelques dizaines de mètres plus loin, nous arrivons dans une cour intérieure. Sous un vieux balcon je découvre une chatte. En regardant de plus près je me rends compte qu’elle a mis au monde quatre chatons. Ils sont dans un carton, à la merci du froid. Le chien, tout content, lèche la mère.
Je crois maintenant avoir compris. Tous deux sont amis et vivent dans la rue. Le chien, inquiet, était parti chercher de l’aide.
Il faut que je fasse quelque chose. Je pourrais les emmener chez moi. Non, c’est loin et je ne suis pas sûr qu’ils acceptent de me suivre.
En réfléchissant, j’aperçois un tas de bois et de cartons sous le balcon. Je sais ! Je vais faire un feu. Le coin n’a pas l’air très habité et tout le monde est tellement occupé en ce moment.
Rapidement le feu crépite. Il sera le bienvenu, le ciel s’est dévoilé et un froid pénétrant s’installe.
J’entoure les chats avec mon foulard. Ensuite je partage avec le chien la bonne tablette de chocolat que je m’étais procurée en vue d’une veillée solitaire. J’entrepose un petit tas de bûches à portée de main et nous nous blottissons devant la chaleur. Je met le carton avec les rejetons sous mon bras tandis que le chien s’installe sur moi.
Nous avons chaud. Le feu rayonne et fait briller la neige. Devant ce spectacle sans cesse en mouvement, j’oublie tout.
La braise claque, les volutes de fumée prennent le chemin du ciel en tournoyant.
Je contemple alors les étoiles, l’oeil de la nuit m’observe.
Le manteau immaculé qui recouvre la cité lui offre quelques instants de pureté.
Bercé par la danse des flammes, je ne sais plus si je suis encore éveillé.
Soudain, depuis la lune, une file de nomades descend vers moi avec leurs caravanes. Elles sont multicolores, très fleuries et habitées de gens souriants tous différents.
Je les entends m’appeler : "Viens, viens avec nous, si tu en as assez de tourner en rond dans cette cité, viens. Nous aussi avons choisi de vivre pour de bon et nous faisons le tour de la terre à la recherche de nos frères."
Après la surprise, me viennent la joie et le réconfort. C’est sûr que j’en ai assez d’être seul au milieu de la foule des rues, mes compagnons animaux aussi d’ailleurs.
Sans hésiter, le chien s’élance. Je le suis, le carton sous le bras et nous nous envolons avec les voyageurs.