Ce monde est absolument parfait, paradisiaque, tout a été prévu, planifié, prévenu, répertorié, sécurisé, réglementé, labellisé, cerné, désinfecté, tarifé, numérisé, contrôlé, surveillé... La liberté de consommer la vie et de vivre librement l’acte d’achat est totale, il suffit d’avoir les moyens, de se contenter de peu ou d’utiliser des moyens détournés.
Ce monde est génial, on s’y sent partout libre et en sécurité. Tout a été pensé pour notre bien être et notre protection maximale, rien de déplaisant ne peut survenir. Les sacro-saints principes de précaution permettent une prévention optimisée qui élimine tous les facteurs de risques, même imprévus par la météorologie spatiale et les sciences économiques avancées.
Cette société est sans cesse admirable d’abnégation et de sollicitude.
Les polices d’assurances sur la vie ou la mort assurent un matelas confortable en cas de coups durs. Les polices urbaines entravent amoureusement les suspects présumés avec des menottes garnies de mousse expansée pour éviter d’abîmer leurs poignets si fragiles. Plus personne ne fume ni ne dépasse un verre d’alcool par jour, les inconscients qui abusent encore de drogues dures ou douces se voient aussitôt amputés de leur bonus, ils paieront leurs soins médicaux au prix fort. Toute personne est tenue de désigner son médecin traitant, son psy de service, son ou sa prostitué(e) attitrée et son mécanicien en chef. Les multiples radars routiers et les limitateurs de vitesse ont fait chuter les accidents dans les statistiques.
Les chiens de plus de 30 centimètres de haut sont sommés de porter muselière ou alors leurs crocs sont limés, de toute façon des dents pointues ne leurs sont d’aucune utilité pour manger de la pâtée en boite certifiée par des diététiciens inféodés aux multinationales. La bûche de Noël au foie gras bio est garantie sans O.G.M. puisque les canards d’élevage sont modifiés mécaniquement. Les prisons sont enfin en nombre suffisant pour que chaque détenu ait sa cellule individuelle, avec alarme incendie et caméra de surveillance haute résolution. Les personnes trop âgées, hydratées sous perfusion s’il le faut, meurent lentement et sûrement dans les draps propres de leurs chambres récurées tous les jours par des produits désinfectants, détartrants, détergents et autres agglutinants-disperseurs. Leurs corps et leurs cerveaux délabrés trouvent la paix éternelle dans un environnement exempt de toute vie microbienne non-déclarée. Les handicapés moteurs ou cérébraux ont droit à un accès prioritaire aux fantastiques emplois tels que prospecteur téléphonique avancé, chercheur d’information commerciale sur internet, technicien de surface ou agent d’ambiance dans les gradins des stades de rugby.
Les portables hypo-allergéniques nouvelles générations ne peuvent plus se voler : ils se portent sous la peau et ne marchent que dans le corps de leur propriétaire. Entre les Chats et les jeux en réseaux virtuels, les jeunes arrivent facilement à changer de fauteuil pour venir se gaver devant la télé, ils sont alors copieusement informés sur les MST et les joies du sexe bien avant leur premier rapport à l’âge de 16 ans et 8 mois. Du coup, certains se pendent à leur mobile pour éviter tout contact tactile. Les poussettes pour enfants obèses sont équipées d’air-bags en série en cas de choc frontal et de téléviseurs anti-reflets pour protéger leurs petits yeux si importants pour admirer la qualité des emballages jetables recyclables à 99.99 % et inciter leurs géniteurs à acheter tout ce qui passe à leur portée. Les stades de foot sont entourés de vitres blindées pour protéger les joueurs millionnaires des projections intempestives provenant de supporters excités.
Les rares contestataires ont accès gratuitement à des espaces d’expression spécifiques, situés à des endroits stratégiques dans des tunnels ou au bord d’autoroutes à haut débit. De plus, ils peuvent s’ébattre sans dangers dans des zones sécurisées lors de leurs épisodiques manifestations festives ou à vocation insurrectionnelle. Les gendarmes, soutenus par un dense réseau de « personnes de confiance », quadrillent sans relâche le moindre recoin oublié de campagne en voie d’urbanisation. Après tout matraquage policier, des médecins viennent gratuitement constater l’état de vos blessures et vous délivrent illico un certificat d’admission à l’hôpital le plus proche si besoin. Avant toute délocalisation sur Mars, les entreprises licencient toujours leurs personnels par le truchement d’un courrier poli. Les frontières étatiques sont étanches et laissent seulement passer le nombre exact de travailleurs étrangers précaires nécessaires à l’exécution des travaux dégradants et mal payés indispensables pour l’augmentation des parts de marché dont sont gourmandes les saines entreprises créatrices d’emplois et de richesses.
Les bombes sont de plus en plus intelligentes et n’explosent que sur les méchants estampillés par une étiquette certifiée conforme de la CIA. Les mourants, jeunes ou âgés, sont assurés de disposer de toute l’assistance médico-légale disponible au temps T. Grâce aux capteurs bio-informatiques miniaturisés qui circulent en permanence dans leurs corps, les vivants sont informés en temps réel de l’évolution de leur état de santé ou de maladie. Les morts, emmaillotés dans un sac plastique hygiénique, sont incinérés proprement à l’intérieur d’un périmètre de sécurité normalisé. Les taux de pollution sont mesurés plusieurs fois par jour et les populations sensibles sont dûment informées des seuils de dangerosité au-delà desquels leur santé pourrait être menacée après une période d’exposition de X années, le paramètre X variant suivant le sexe, le type de produit, la météo et l’âge du capitaine. Mais ils ne s’inquiètent pas le moins du monde, au bout de X années, la science triomphante aura forcément trouvé des remèdes miracles à leurs cancers de la peau ou des poumons.
Pour conserver le plus longtemps possible leur intense pouvoir de séduction basé sur l’inhalation à outrance d’hormones sexuelles frelatées, les coquettes se passent tous les matins de multiples couches de pommades pour protéger leur soyeuse peau de pêche des indésirables agressions fomentées par des saletés de particules en suspension dans l’air non-filtré. L’hygiène bucco-dentaire, qui contrebalance heureusement les effets néfastes d’une alimentation carnée trop sucrée, bénéficie tout autant de la technologie hightech que les dépilateurs d’aisselles. Tous les nouveaux médicaments et autres produits chimiques sont testés sur des organismes sains préalablement à leur mise sur le marché.
Les vaches folles et autres moutons aphteux sont abattus efficacement à la chaîne par des vétérinaires professionnels gainés de blanc plus blanc que blanc, les bûchers sanitaires évitent ainsi toute expansion d’épizootie par la consommation humaine de chairs ou d’entrailles. Les préservatifs incluent des fibres de carbone pour éviter toute déchirure propice à l’expansion virale. Les courriels non-désirés sont garantis exempts de tout virus par un organisme indépendant agréé par l’Etat. Le nombre et la durée des écrans publicitaires sont vérifiés quotidiennement pour éviter tout dépassement des quotas de disponibilité des cerveaux brouillés. Les vaches laitières sont équipées de GPS pour éviter les tricheries si lucratives aux subventions européennes.
Les garanties sur les vibromasseurs d’importation fonctionnent même en cas d’utilisation dans la piscine du Loft ou à haute altitude dans une station orbitale. Les victimes d’erreurs judiciaires ou hospitalières sont généralement indemnisées après quelques années de procès. Le croisement des fichiers informatiques de races multiples permet la traçabilité infaillible des parcours professionnels fléchés, ce qui facilite les candidatures à l’embauche des personnes momentanément en recherche éperdue d’emploi. Les heureux pauvres bénéficient chaque Noël d’une prime pour pouvoir participer eux aussi aux joies trop mortelles du shopping dans les rues illuminées par les sapins enrubannés. Grâce à l’augmentation constante du prix du pétrole, la croissance bénéficie d’un minimum de 0,5 point par année boursière. Les mendiants et autres SDF disposent en abondance de services sociaux et de centres d’hébergements aseptisés, nos voisins nous les envient. Grâce aux merveilles de la télécommande multifonction et des avions gros porteurs, on peut lutter victorieusement contre la misère qui sévit endémiquement à 10 000 kilomètres en donnant un peu d’argent depuis son canapé-lit garni de chips goût bacon, ainsi les voyages touristiques exotiques se déroulent dans des environnements plus agréables à l’oeil.
Les religions et autres traitements psychothérapeutiques qui ont fait leurs preuves sont dispensés à la carte par des organismes assermentés et régulièrement contrôlés par des fonctionnaires incompétents, mais consciencieux. La famille, bi ou mono-parentale, est toujours ce havre de paix et d’amour auxquels même les invertis des deux sexes peuvent à présent accéder à égalité de droits, quel bonheur ! Toutes les émissions télévisuelles comportant des excès d’hémoglobine humaine ou de sexe hors mariage sont bloquées par un code parental digital inviolable. Le bonheur au sein d’ardents foyers d’amour est garanti par contrat dès la naissance de tout individu disposant d’une fortune suffisante placée dans n’importe quel paradis fiscal déterritorialisé reconnu par une banque digne de foi ; les pilules anti-dépressives et autres paradis artificiels seront là pour combler les éventuels vides laissés par la téléréalité satellitaire ou terrestre.
Le réseau internet est enfin sécurisé : chaque internaute doit se connecter par le biais d’une carte personnalisée infalsifiable gravée entre ses deux yeux, ce système est gratuit si on accepte les écrans d’éducation civique au respect et à la tolérance qui s’affichent au début de chaque session afin d’obtenir un jour la paix sociale dans certains quartiers défavorisés et hypersensibles.
Bref, tout va pour le mieux, chacun baigne avec délice dans un doux cocon plongé dans le même bain isotherme que tout le monde.
Même le jour de la gigantesque tornade qui a ravagé le pays d’ouest en est à la fin de l’été tout s’est très bien passé. Les bourrasques de vent à plus de 400 km/h et les pluies diluviennes ont causé des dégâts très importants dont le montant est encore secret, le réseau de téléphonie mobile a été saturé en quelques secondes et à moitié détruit, le viaduc de Millau s’est effondré, quelques centrales nucléaires ont connu des incidents de niveau 4 et plusieurs barrages ont cédé, mais tous les services d’urgence se sont mis instantanément sur le pied de guerre. Les plans de secours et d’évacuation de crise ont parfaitement fonctionné, les professionnels ont fait leur boulot en vrais pros, sans états d’âme. Dans l’ordre et la discipline, les médias en état de marche ont diffusé sans relâche les bilans en terme de vies humaines et de destructions matérielles ainsi que les consignes de sécurité et de solidarité. Tous les équipements collectifs encore fonctionnels ont été promptement réquisitionnés pour accueillir les sinistrés quelle que soit leur origine sociale et ethnique. Les polices se sont alliées pour organiser des rondes périodiques destinées à prévenir tout pillage organisé ou spontané. Des cellules psychologiques ont encadré les survivants avant même l’arrivée des premiers colis de nourriture en boîte et de couvertures manufacturées en Inde. Les assurances, après avoir rechigné pour la forme, ont dédommagé la plupart de leurs clients, elles seront donc obligées d’augmenter leurs tarifs pour la quatrième année consécutive. Les chômeurs de longue durée encore dans une forme de battants ont enfin une occupation, il faut des bras pour désincarcérer les corps décomposés et reconstruire les entreprises inondées.
A l’aide du recensement par satellite, des comptes précis ont pu être établis en 48 heures : les morts ont été au nombre de 304 517 et les blessés de 829 682 (en incluant les traumatismes psychologiques intenses). Grâce aux puces GPS implantées, les corps ont quasiment tous été retrouvés, identifiés et enterrés avant que d’éventuelles épidémies aient pu survenir. Ainsi, les familles des victimes ont pu entamer rapidement leur travail de deuil, sauf celles qui voulaient attaquer les entreprises solvables responsables selon elles de défauts de solidité dans la construction de leurs maisons clé en main équipées pourtant en alarmes dernier cri.
Quand des scientifiques triés sur le volet ont démontré avec force graphiques éloquents que ladite tornade était due aux conséquences du réchauffement climatique consécutif à l’augmentation inconsidéré des gaz à effet de serre dus aux merveilleuses courbes de croissance économique qui consomment des mégatonnes de pétrole et autres matières premières inflammables, tout le monde a été rassuré, le phénomène avait une explication sensée, il n’y avait plus lieu de s’inquiéter outre mesure.
On vit vraiment dans un monde parfait, rien de mal ne peut nous arriver. Louons chaque jour cette civilisation fantastique qui veille si tendrement sur nous avec amour. Quelle joie de vivre et de mourir en toute sécurité en son sein dégoulinant de miel parfumé à la lavande !