Le soleil, lui, est déjà levé. Je m’arrache d’un coup de la chaleur du lit pour éviter de me rendormir.
Le rituel peut commencer, mécaniquement, sans pensées. Ma conscience est encore engourdie quelque part entre rêve et cauchemar. Je la laisse tranquille car c’est de toute façon mieux que la réalité.
Vidanger ma vessie, rincer ma bouche pâteuse, avaler deux gorgées d’eau fraîche, m’asperger le visage d’eau glacée pour achever le réveil du corps. Remettre sur mon dos les vêtements de la veille, sauf les chaussettes. Ensuite, faire chauffer l’eau, sortir bol, cuillères, pain et confitures. L’eau frémit : mettre un sachet de thé dans le bol et verser l’eau sans me brûler.
Des pensées me viennent déjà à l’esprit. Je ne veux pas, c’est trop tôt ! J’allume donc machinalement la radio pour rendormir ma tête tout en nourrissant mon corps avec des tartines à la confiture de mûre, ou de fraise. Je m’efforce de rester attentif à la litanie des mauvaises nouvelles du jour, aux inepties, aux pubs et aux musiques insipides, mais pas trop. Je laisse le robinet cacophonique couler dans mon cerveau, le noyer, sans faire attention aux mots et à leur sens éventuel.
Le bol vidé, je range tout et je retourne aux toilettes évacuer les restes des aliments d’hier, rasage rapide et coup de peigne avec les doigts.
C’est l’heure, il faut partir. Dehors, le bruit des voitures enfle déjà. Je jette un oeil sur le ciel : quelques traces de bleu entre la grisaille, il ne pleuvra pas. Je ne sais même pas pourquoi je me préoccupe de la météo vu que je vais passer toute la journée sous terre ou dans des espaces fermés, à part quelque pas dans la rue pour rejoindre l’arrêt de bus... Un réflexe ? L’espoir d’y voir un signe quelconque ?
J’enfile mon manteau en vérifiant que le walkman s’y trouve bien. Eteindre la radio, et c’est reparti pour un jour ! Toujours le même.
Attendre l’ascenseur, attendre quoi ? Les étages défilent, retour au sol. Je croise d’autres silhouettes silencieuses qui descendent aussi de leur cage. Plains-toi, pense à tous ces gens qui n’ont pas de toit ou qui s’entassent dans des taudis insalubres. Justement, je ne veux pas penser. Alors je parcours les 300 mètres qui me séparent de l’arrêt de bus d’un pas rageur, en fixant mes pieds. J’évite soigneusement de regarder les restes d’usines, les colonnes de voitures enfumées et leurs occupants pressés, les immeubles tous pareils avec leur nombre d’étages différents, les maisons aux triples murs : thuya, béton et grillage... Je ne les connais que trop. Rien que de penser à ne pas les regarder, ça me fait mal. Si je pouvais les oublier, tout oublier, mais je sais bien au fond de moi que ce n’est pas possible. D’ailleurs, est-ce vraiment ce que je veux ?
L’arrêt de bus est déjà occupé par une dizaine de personnes. J’allume mon walkman pour occuper mon espace mental. Du bruit, des mélodies agréables et inodores, c’est ce qu’il me faut. A présent, j’évite tout type de chansons à texte ou engagées, elles sont trop agaçantes et pourraient réactiver malgré elles certaines pensées. La musique sirupeuse a en plus l’avantage de couvrir le bruit des moteurs et des klaxons.
Comme s’il était saoul, le bus arrive par grandes embardées, plein, comme d’habitude, mais on rentre tous quand même. Je repousse victorieusement une vision de bétaillère. Collés les uns contre les autres, on évite scrupuleusement de se toucher. Les regards vides et résignés n’attendent plus rien, ils vivent par habitude en attendant le coup de grâce. Pour éviter de continuer dans cette « philosophie » foireuse, je me concentre sur les seins d’une fille assise en face que j’aperçois entre deux bras et une tête. Les pointes se détachent nettement sous le pull moulant vert pomme, elle ne doit pas porter de soutien-gorge. Pour éviter de la fixer trop longtemps, je passe à une pub comportant une chanteuse en short qui opère un déhanchement qui défie toutes les lois de l’anatomie.
Terminus, tout le monde descend. J’essaye de me glisser derrière cette fille aux seins splendides, avec l’espoir de la frôler, de la respirer quelques secondes. Mais elle est déjà trop loin, entraînée par la foule en retard. C’est triste d’en être réduit à mater des filles dans les bus non ? Et d’abord pourquoi les mater ? Pourquoi que les filles ? Pourquoi seulement celles qui auraient de beaux seins ou un cul conforme à celui des mannequins de la pub ? Prostitution, frustrations ou couple exclusif, vous avez le choix !
Décidément, ce walkman ne me sert plus à grand chose, j’y suis accoutumé, les pensées percent facilement à travers les nappes sonores. Je préfère donc l’éteindre, surtout que les écouteurs commencent à me faire mal aux oreilles. En plus, il paraît qu’on peut devenir sourd à haute dose, comme pour l’excès de masturbation ?
Portée par des vagues de piétons impatients, je me retrouve malgré moi sur le quai de la gare. Une seule direction pour tout le monde. Le soleil jette sans espoir quelques éclairs jaunes sur les murs et les entrepôts, faisant ressortir, par contraste, la laideur de notre environnement mental et physique.
Encore dix minutes à attendre, que faire ? Je préfère rester debout pour faire un peu fonctionner mes jambes, le reste de la journée se passe assis. Personne ne parle, moi non plus alors que j’aurais des choses à dire. Pour faire diversion, je me projette dans le futur, je répète ce que j’aurai à faire ce soir pour éviter de pleurer maintenant devant tout le monde. Acheter du pain, faire quelques courses au supermarché : thé, confiture, riz, fromage, tomates, chocolat... C’est stupide car j’ai déjà en poche la liste que j’ai établie hier soir.
Après un début de remémoration des scènes érotiques du film d’hier, le train arrive, avant que la bosse sous mon pantalon n’ait le temps de grossir et de m’entraîner dans divers fantasmes. Je m’assieds à l’étage supérieur, pour avoir l’impression de dominer la situation, et pour continuer dans la distraction sexuelle, je m’intéresse aux jambes des passagères qui ne sont pas en pantalon. D’habitude, j’arrive facilement à imaginer des actes sexuels à deux et plus, mais aujourd’hui ça ne marche pas, j’en ai marre de fantasmer dans le vide et de reproduire les conditionnements portés par cette « société » normalisée. Les frustrations ne doivent pas amener à considérer les filles comme des objets et des proies.
Me voilà obligé de regarder dehors, si je ferme les yeux trop de pensées rebelles me parviennent. Je m’efforce de compter le nombre d’étage des immeubles, comme d’autres comptent les moutons pour s’endormir. Des hiéroglyphes colorés recouvrent les murs noirâtres, seules touches de vie artificielle parmi les ruines.
Je suis toujours éveillé, mais les 580 étages comptés ont bien occupé mon esprit jusqu’à ma station. Je ne suis pas mécontent de quitter ce convoi mortuaire, le reste du parcours est plus animé.
Semblables à des buffles en furie, des troupeaux d’automates sortent des trains et s’engouffrent directement dans les couloirs du métro, en piétinant tout sur leur passage. Je suis happé par l’un d’eux, et me voilà dans la masse pour une longue descente en escalator. Je reste dans la file de droite, rien ne presse.
La chaleur, le bruit et les odeurs familières du dédale souterrain m’entraînent dans les entrailles de la terre. Là où il fait toujours beau et où les fenêtres donnent sur des paysages publicitaires éclairés au néon.
Pour changer, et ressentir l’autonomie de mon corps de chair, je quitte ensuite les marches mécaniques pour prendre l’escalier ordinaire.
En bas, nous empruntons en cadence les couloirs aux carrelages blancs, comme celui des abattoirs, pour que le sang n’attache pas. Les pas résonnent, se transforment en marche militaire. Les égarés, celles qui marchent à contre-courant, les étrangers perdus, les trop vieux pour suivre le rythme... sont perçus comme des gêneurs, on les contourne dès que possible, sans les regarder, parfois on les bouscule quand la foule est trop dense et que la sonnerie du métro sur le départ retentit. On espère qu’aucun d’entre eux ne demandera l’heure ou son chemin.
Je saisis l’occasion d’une pub pour un voyage aux Caraïbes pour « m’évader » dans les souvenirs de mes vacances au bord de la mer. Les mouettes, le plaisir de glisser silencieusement dans l’eau scintillante et de flotter comme en apesanteur, les cigales et les odeurs puissantes des arbustes méditerranéens qui grillent au soleil. Triste évasion alors que les murs se dressent de toutes parts.
J’échoue sur le quai parmi d’autres naufragés solitaires. Deux minutes trente d’attente, indique l’écran lumineux au-dessus des têtes alignées en retrait de la ligne blanche. En face, d’autres grappes humaines sont prêtes à se faire embarquer dans l’autre direction pour arriver au même endroit, celui de leur travail, leur torture quotidienne. Grâce aux caméras de surveillance disséminées dans tous les coins, nous sommes tous devenus des stars du petit écran, on joue tous notre numéro.
Soudain, à quelques mètres, deux filles se mettent à chantonner, sans raison, comme les oiseaux le matin. Ceux d’en face sont emportés avant nous, une rafle de plus. Le chant est interrompu par le fracas de la rame de métro, la mienne pour 25 minutes. Le tunnel nous avale comme un four qui se nourrirait de chair humaine.
Je me raccroche à un journal gratuit laissé sur le siège après consommation, mais le remède s’avère pire que le mal. Entre les différentes guerres, le dernier attentat à la bombe, les matchs de ballons, les mondanités coûteuses, les nouvelles lois sécuritaires, les mensonges, les rumeurs, les platitudes, le sensationnel et l’omniprésente publicité, il n’y a pas de quoi espérer une amélioration du monde, et pour ce qui est de la distraction, l’effet est nul. Autant regarder les gens entrer et sortir par les sas. Comme je ne veux plus m’occuper en dévisageant et déshabillant les filles ou les garçons qui m’entourent, il ne me reste plus qu’à fixer les galeries sales périodiquement trouées par les îlots de lumière des stations, en ne pensant à rien.
J’y parviens quelques minutes. Ensuite, je ne peux m’empêcher de songer à toutes ces vies gâchées, qui se détruisent lentement pour servir un système absurde qui ne leur rend pas grand chose en échange, quand il ne pratique pas des massacres en grand. Moi aussi je suis pris dans la machine, un petit engrenage parmi d’autres, personne ne nous laisse le choix, on nous met dedans dès la naissance, démerdez-vous pour en sortir, pour aller où ?, sur toute la Terre c’est pareil, pour faire quoi ?, tout semble verrouillé, et puis seul... ! Il doit bien exister des failles, des interstices, pour vivre autrement, pour ne pas reproduire les choses ou se contenter de huiler les rouages ? Il est forcément possible de sortir de ce monde absurde.
Heureusement, je dois descendre, ce qui m’évitera de tourner en rond dans des pensées sans espoirs. Les portiques m’expulsent du couloir et je débouche à l’air libre, enfin. Un air pollué de niveau 4 s’engouffre dans mes poumons, mais je peux saisir quelques instants la lumière du jour avant de pénétrer dans l’immeuble en face.
C’est là que je dois prostituer ma force de travail contre un peu d’argent. Un ascenseur, deux portes, trois « bonjour-comment-ça-va » et me revoilà à mon poste informatique. J’ai l’insigne honneur de travailler sur ordinateur, je fais de la mise en page de sites web pour une moyenne entreprise, qui elle-même travaille pour de grosses sociétés, et elle sous-traite les tâches les plus simples à l’étranger, en Inde ou en Pologne, je ne sais plus. On fait de la présentation publicitaire pour internet, c’est totalement inintéressant, mais il faut bien gagner sa croûte. Et puis les cadences et le stress anesthésient efficacement mon esprit pendant une bonne partie de la journée. Mon boulot est peinard, je n’ai pas de responsabilités et peu d’initiatives à prendre. Dans quelques années, cette tâche sera elle aussi délocalisée ailleurs, ça m’est égal, j’aurai sans doute démissionné avant.
Ma chère entreprise est très libérale, elle nous laisse le droit de consulter de temps en temps nos e-mails privés et de vagabonder sur le net, mais pas d’excès, les mouchards logiciels veillent.
A l’heure du repas, je m’empresse de sortir, pas question d’aller à la cuisine commune. Les autres employés sont comme tout le monde, on n’a pas grand-chose à se dire. Et puis, j’ai du mal à supporter leurs blagues sur les secrétaires féminines ou sur les « PD », leurs crises de « râlage » à répétition. De plus, comme je suis végétarien, ça m’évite les allusions moqueuses et les éternelles questions qui ne veulent pas entendre les réponses. Mais la raison principale est que j’ai envie de voir un peu autre chose que ces bureaux hightech surchauffés.
Alors je marche dans les rues environnantes un peu au hasard, en observant les passants et les magasins, jusqu’à une sandwicherie ou un petit restau. Ca me revient plus cher que si j’apportais mon repas, mais je préfère ça. L’ennui, c’est que je suis seul et que ça favorise mes réflexions, tans pis.
Aujourd’hui, j’ai l’impression étrange que tout le monde s’agite pour rien, les commerçants, les amoureux sur les bancs publics qui restent, les voitures..., que tout ce qu’ils font n’a aucun sens et qu’ils courent sans arrêt pour l’oublier et se distraire. La ville et ses habitants m’apparaissent alors comme une carcasse vide et figée où l’on s’active pour éviter d’être précipité dans le gouffre. Un gouffre ou un puit de lumière ? Ou un volcan prêt à entrer en éruption ? A la table à côté de moi, trois personnes parlent du dernier match de foot ou de rugby avec passion, comme si leur vie en dépendait. Peut-être bien que leur vie en dépend, elle est suspendue à un fil, aux fils qui les soutiennent comme ceux des anciennes marionnettes. Mais quelle vie ? Est-ce la vie ? La vie ne peut pas être celle de pantins mis en mouvement par des courants d’air !
Avec tout ça, j’ai fait couler de la sauce sur mon pantalon. Je l’essuie avec une serviette en papier en pensant qu’on est tous pris dans les fils que la société a tissés autour de nous. Comment les couper ? Le faut-il ? Comment marcher sans eux ? Vers où ? Et voilà, pour quelqu’un qui ne voulait plus penser... En fait, ce n’est pas que je ne veux plus penser, c’est que je ne veux plus tourner en rond, juste me plaindre et subir le système. Le problème c’est qu’on tombe vite sur des questions angoissantes, et peut-être sans réponses. Du genre : Dieu existe-t-il ? Qui est-il ? Peut-on être libre sans sombrer dans soi-même ? Quelle est notre mission ?... J’ai parfois l’impression que le monde est tissé de signes, d’invitations secrètes, d’appels que l’on peut encore déceler malgré le fait que tout le monde essaye de tout effacer en reconstituant une réalité virtuelle sur les décombres de la Terre.
Le fil horaire se rappelle à moi, si je ne veux pas être en retard, je dois y aller. Pourquoi est-ce que je ne peux pas parler de tout ça à des inconnuEs, pourquoi est-ce que je ne peux pas embraser cette fille qui me sourit en passant ? Pourquoi les humains acceptent-ils ce monde insensé ? Pourquoi l’ont-ils créé ou laissé s’installer ?
De nouveau enchaîné à ma station de travail. Cliquer, taper, zoomer, enregistrer, classer, corriger, vérifier, ouvrir, fermer, formater, graver... Mes doigts s’éparpillent sur le clavier. A force de cliquer dans tous les coins, ma main droite et mon poignet ont des crampes. J’ai beau réduire les mouvements au minimum et utiliser les touches du clavier au maximum, la douleur s’installe. Pas question de ralentir le rythme, il faut finir le dossier au plus vite, on est déjà en retard de trois jours. L’urgence est un mode de fonctionnement institutionnalisé dans ce monde où il faut toujours être pressé d’aller plus vite. Les petits chefs se prennent pour des caïds de la nouvelle économie et s’éclatent en se défonçant au boulot. Ils espèrent grimper très vite les échelons et toucher des stock-options ou autre prime pour requin docile avant que la croissance ne diminue. Nouvelle économie !, tu parles, nouvelle variante de l’exploitation, nouvelle extension de la mainmise capitaliste sur tous les secteurs de la vie oui. Ras le bol des hiérarchies, du commerce, de la concurrence et de la pub. Ils trouvent ça normal et génial que dix entreprises offrent les mêmes services et s’étripent pour obtenir des marchés par tous les moyens. On se fout de la qualité (sauf si ça rentre dans les exigences du marché visé), des employés, de l’utilité de tout ça. Ce qui compte c’est de faire tourner l’économie, de se droguer par le travail, de gagner le pactole et d’écraser les autres : concurrents, subalternes, clients, faibles, PD, animaux. C’est ça la liberté, la liberté d’entreprendre, d’être plus malin, plus riche ou plus violent que les autres. C’est stimulant, ça permet d’oublier les fils et d’en fabriquer d’autres. Dans la grande toile, ce qui compte c’est d’échanger des marchandises, de « communiquer », peu importe la finalité et le fait qu’on s’entortille dans les fils gluants jusqu’à étouffer. On échange son téléphone, des mots, des syllabes sur un portable ou un écran, des caresses et des pénétrations, de l’argent, du travail, des objets, des corps, des promesses d’achat, des assurances sur le crédit d’une promesse de vente... On échange tout, sauf l’essentiel. A force d’échanger, ils se transforment en distributeurs automatiques.
Des milliards de petites mains travaillent sur Terre pour augmenter le profit des plus riches, sans espoir, en se raccrochant aux petits plaisirs de la vie. Vous appelez ça une civilisation !? Exploiter et/ou se faire exploiter, fonctionner, se faire plaisir. Une envie de vomir me vient, heureusement que je n’ai pas trop mangé à midi.
En attendant, je pianote avec mes crampes. En attendant quoi ? En attendant la mort, le grand soir, un miracle, le réveil des masses !? Je ne veux plus attendre, je ne veux plus subir sans réagir. Si tout le monde attend que les autres se réveillent, le grand sommeil continuera.
Oui, mais que faire seul ? Je ne vais pas me mettre à assassiner des patrons ou des ministres, c’est idiot et ça ne changera rien. Couper quelques grosses têtes ne peut éliminer une hydre composée de presque toutes les têtes. Voler ?, une autre forme d’incarcération dans la toile. De toutes façons, le problème vient d’abord de chaque individu, pas des institutions ou de tel ou telle leader plus pourri que la moyenne.
Et voilà, à force de m’exciter sur le clavier, mon logiciel a planté. Je n’ai plus qu’à le relancer et à rouvrir mes pages.
Mon esprit est en feu, j’ai l’impression d’être dans une cage et de me cogner violemment aux barreaux quelle que soit la direction que je prends. L’heure tourne, je la regarde de plus en plus souvent, comme si ça pouvait accélérer l’horloge et l’heure de ma libération. Aujourd’hui, je suis pressé de partir.
Encore quelques pages. 17H30 : j’ai déjà fermé tous mes logiciels. Le dossier urgent du jour est presque fini, ça attendra, qu’ils ne comptent pas sur moi pour faire des heures supplémentaires. Demain il sera encore plus urgent, ce sera jouissif pour les drogués du travail.
Le ciel est chargé, la pluie menace. Je me laisse aspirer par la bouche goulue du métro. Ca serait pourtant simple, il suffirait de se laisser glisser, de faire comme tout le monde, sans se poser de questions et surtout sans trouver de réponses. Pourquoi est-ce que je n’y arrive pas, pourquoi est-ce qu’au fond de moi je ne veux pas ?! Des milliards de gens y arrivent très bien. Un numéro dans la masse. S’activer, consommer, survivre, manifester au printemps pour les retraites, contre la guerre ou la baisse des salaires, donner parfois une pièce au SDF du secteur, s’envoyer en l’air à intervalle régulier selon ses goûts et les moyens du bord, faire un petit chèque deux fois par an à une association humanitaire ou de défense des droits de l’homme si on en a les moyens, pour les plus « indignés » prendre une carte dans un parti contestataire et braver les CRS lors d’actions de désobéissance et de protestation, voire faire parti des groupuscules qui critiquent de manière radicale le système, fonder une famille comme il faut pour perpétuer son nom et reproduire la même chose, briller dans un cercle quelconque, petit ou grand, voir commettre une ou deux bonnes actions, s’indigner des crimes horribles d’à côté et des catastrophes injustes qui frappent des innocents, médire sur son voisin et critiquer les « connards » qui gouvernent, s’engueuler avec le facho de service, faire la vaisselle trois fois par semaine par souci féministe, emmener les gosses à la piscine, manger bio et faire du sport trois fois par mois pour garder la ligne et la santé, ou la jouer no future en se gavant de shit et de bières, avec blouson et crête rouge les jours fériés, se défouler sur quelqu’un ou quelque chose pour décompresser et se croire indépendant, veiller jalousement sur sa compagne, être fidèle tout en bavant sur toutes les femelles qui passent, la tromper avec ou sans culpabilité, avoir une ou deux aventures homos ou ne jamais céder malgré des désirs évidents, payer des impôts, travailler au noir, au smig ou au lance-pierre, se mettre en arrêt maladie le plus souvent possible, attendre la retraite entre deux périodes de vacances sur la Côte ou à la montagne, cotiser, ne pas cogiter, se souvenir des moments heureux du passé, positiver un max pour nager dans quelques flaques de bonheur plus ou moins boueux, imaginer les voyages qu’on fera une fois senior, crever d’un cancer ou d’un accident de la route, attendre la mort en se faisant chier, en faire profiter tout le monde, continuer à s’activer comme un idiot après les mêmes mirages, regretter de n’avoir pas fait ceci ou d’avoir fait cela, être agressif envers l’entourage, à commencer par soi-même, se traîner du lit aux toilettes en se disant qu’on a eu une vie de merde mais sans plus pouvoir imaginer ce qu’elle aurait pu être.
J’aurai pu faire tout ça, j’ai essayé de me mettre sur les rails et de raccrocher les wagons, mais à chaque fois je me suis fait des croches-pieds pour que je m’étale hors des chemins tracés. J’ai essayé, mais je n’ai pas pu, pas voulu. Pourquoi ?! C’est comme ça ; et c’est tant mieux. Parce que tout le monde est coupable et que je veux redevenir innocent ? Orgueil de vouloir être différent, d’espérer échapper à cette masse où tout le monde grouille en se marchant dessus ? Tout a déjà été essayé, tu devrais le savoir ! Il faut juste tenter de ne pas trop en chier, profiter de la vie sans trop embêter les autres, et basta, c’est ce que répètent tous les clones.
Je serais un raté, une erreur de fabrication, l’exception qui confirme la règle du désespoir absolu compensé par des illusions et les petits et grands plaisirs de la vie ?
Pourquoi est-ce qu’on n’a jamais pu sortir de la préhistoire malgré toutes ces brillantes idées, idéaux, éthiques, philosophies et religions ?
Pourquoi est-ce que tout ce qui sort de bien des mains et cerveaux humains est toujours perverti, détruit, noyé, oublié, inappliqué ?
Pourquoi la solitude devrait-elle mener à la violence ? Est-on si seuls qu’on veut bien le croire ? L’univers ne peut pas être sorti du néant, ou alors il n’existe pas.
Dieu nous laisse libre, parfois on le regrette.
Un flash mécanique, le nom de ma station de descente, me ramène à la réalité de mon parcours souterrain. Perdu entre les trous noirs et les éclairs blancs, j’ai failli oublier où j’étais et où j’allais, pas qui j’étais, toujours pas.
Tels des zombies sortant d’un sarcophage à roulettes, nous gravissons les marches qui nous mèneront à la surface. Pour grappiller les quelques miettes de paillettes qui leur donnent du peps, certains font du lèche-vitrine. La plupart foncent tête baissée, surtout ne pas voir l’autre ni soi-même. A propos de vitrine, il faut que je fasse mes courses si je veux sustenter mon corps même si mon esprit est ailleurs.
Pour gagner du temps, je vais aller dans une de ces épiceries souterraines au lieu de sortir me perdre dans le labyrinthe d’une grande surface. Gagner du temps ! Quelle expression débile, le temps on ne peut que le perdre, ou le vivre. Il ne faut pas perdre sa vie à la gagner, comme on dit, certes, il faut aussi éviter de s’imaginer gagner la vie en se perdant dans n’importe quoi. Mon temps n’appartient à personne, il ne me reste plus que ça à partager.
Une épicerie minuscule dans un couloir surchauffé ? C’est ça la vie ? Vendre et se vendre, acheter et s’acheter, au meilleur prix du marché ? S’enterrer entre quatre murs remplis de marchandises avant de n’avoir plus d’articles en magasin ? Se transformer en étalage permanent, luxe ou discount ? Consultez mes dernières offres exclusives : deux mois de vie de couple, une virée au stade, deux heures de charité, employé modèle à prix coûtant, une pipe ? Qui qu’en veut ? Et vas-y que je te rajoute du rouge à lèvre ou du sourire carnassier plus blanc que blanc pour vendre la camelote et améliorer son capital image. Allez, profitez-en, je suis en manque, je baise même les grosses, les moches et les coincées. Offre spécial fête : j’accepte même les garçons et je fais des heures sup gratos au turbin pour conserver mon job. En plus, je me dope au café ou à la coke pour tenir le rythme, je me forme en permanence à tous les nouveaux métiers flexibles et captivants. C’est-y pas de la bonne came ça ? Achetez-moi, louez-moi, vous avez même la garantie et le SAV.
L’ennui c’est que tout le monde vend la même chose, alors on triche sur les étiquettes, on s’étripe pour un strapontin éjectable, on ruse et on soudoie. Il faut bien s’en sortir dans la vie. Si je ne le fais pas un autre le fera, alors pourquoi se faire chier ? On maltraite les prostituées alors que nous sommes toutes des putes qui tentent de se vendre au plus offrant : culs, têtes, cerveaux, muscles, art, joie peines, coups de poignet ou coups de rein, état d’âmes (?)..., tout fait ventre. Les putes courent les rues, les maquereaux n’ont que l’embarras du choix, ils font leur marché, les putes sont aussi les clientes et se refourguent entre elles la même bimbeloterie. Curieux système où les gens sont à la fois les putes qui se vendent et les clients qui consomment. En fait, on se consomme soi-même, on se consume dans notre échange de marchandise autophagique et autodestructeur.
Vendez-tout, il y aura toujours quelqu’un pour acheter.
Ce faisant, me voilà affublé d’un sac plastique ridicule et siglé rempli de victuailles, signe de l’époque tout comme les automobiles que j’entends gronder au loin en pénétrant dans le hall de la gare. La salle des pas perdus, pas perdus pour tout le monde vu le nombre des commerces environnants !
Tout le monde guette un horaire, un train, un signe d’achat de marchandise sexuelle ou affective, et se rue dessus quand le feu est vert. Moi je sais que j’ai dix minutes avant le départ de mon train, alors je traîne, par plaisir d’entraver la circulation et pour ne pas faire comme tout le monde. C’est idiot, mais que me reste-t-il ? Je ne veux plus rien vendre, même pas une immolation publique qui ferait vendre du papier. Et pour ce qui est d’acheter, j’ai déjà fait mes courses, mon portefeuille est vide.
Si j’étais désespéré, je pourrai me suicider discrètement ou éclater « accidentellement » ma voiture contre un platane ou un poteau publicitaire, mais ce n’est pas le cas, désolé, je ne débarrasserai pas le plancher, je ne ferai pas place nette pour votre guerre sans taches, chirurgicale. Chirurgicale..., peut-être que tout le monde est normalement lobotomisé à la naissance et que j’ai par miracle échappé à cette bienveillante tradition ? Je ne suis pas désespéré, je suis vidé, avec l’impression d’être seul dans un monde de fous qui savent qu’ils se torturent et qui continuent en traînant les pieds ou en trottant avec entrain. Désespéré, mais pas suicidaire, avec le sentiment qu’il existe quelque chose d’autre, ailleurs, quelque part. Mes réflexions le prouvent. Si Dieu existe, on doit pouvoir sortir de ce sombre tunnel.
Le soleil s’approche lentement du sommet des tours et le train s’ébranle, en emportant mes doutes et en laissant mon étalage sur le quai, en morceaux. L’empilement chaotique des bâtiments peut défiler derrière les vitres. Ca me fait penser aux trains fantômes, ces petits trains de foire qui zigzaguent dans des décors en carton pâte pour que les passagers crient en se serrant les mains. Sauf qu’ici les décors sont réels et que personne ne s’effraie. L’habitude qui se mue en résignation générale. Il faut dire que les monstres de foire sont à l’intérieur du train, et qu’ils ont l’apparence de tout le monde, celle du sérieux respectable qui ne peut pas se préoccuper de toute la misère du monde, surtout qu’ailleurs c’est bien pire et qu’il faut se réjouir de ce qu’on a en remerciant le ciel, le capitalisme et l’Etat-Providence (sic).
Chacun sa place, chacun son siège avec harnais de sécurité dans le grand convoi qui file de plus en plus vite vers le gouffre. Peu importent la direction et le carburant utilisé, ce qui compte c’est d’avancer, de tenir son rang et de monter en grade en se rapprochant des wagons de tête, là où se trouvent les VIP, celles qui tomberont les premières dans le gouffre.
Et si toutes les portes se verrouillaient et que le train nous emmène dans un camp de travail ou d’extermination, comme ces milliards de veaux, vaches, cochons... ? Les humains s’exterminent rapidement ou à petit feu, en entraînant les animaux et la planète avec eux. Les camps de travail ne sont plus nécessaires, on y va tout seul, « volontairement », pour survivre, pour s’occuper, pour dominer les autres, pour avoir de plus grosses miettes de bonheur tarifé. Et chaque soir on rentre sagement dans notre cellule non capitonnée pour faire notre devoir de consommation, pour s’éclater, se défouler et s’oublier, pour supporter une vie sans intérêt qui repose sur des automatismes, du bonheur en boîte et des plaisirs en tubes au delà de la date de péremption.
Parfois, pour avoir l’impression d’être moins seuls et pour vivre le grand mythe de l’amour conjugal, on s’agglutine à deux, quelques jours ou toute une vie, mais on sera toujours insatisfait et certains finissent par s’entretuer avec des mots ou des couteaux. D’autres fabriquent des enfants, pour faire comme tout le monde, par plaisir, pour donner un sens à leur vie. Pauvres gosses, pauvres parents ! C’est à qui instrumentalisera le plus l’autre. Il y a en a même certains qui sont heureux de coïncider parfaitement au modèle dominant et qui ne se posent aucune question, ce sont les pires.
La fabrique des monstres tourne à plein régime, les candidats sont nombreux et de plus en plus exigeants sur la qualité de leur esclavage. Forcément, les chaînes mentales doivent être de plus en plus lourdes dans un monde où l’information circule et dont la barbarie est de plus en plus éclatante.
Le train s’arrête, les portes s’ouvrent pour une nouvelle fournée. Justement, un mère monte avec sa petite fille à la main. On ne sait pas laquelle s’agrippe le plus à l’autre. La mère est triste, visage fermé, elle va s’asseoir sans un mot en traînant son paquet. L’enfant a déjà toute la panoplie attachée à sa catégorie sociale : discrétion, maquillage, vêtements à la mode estampillés féminins. Un vrai costume de petite bagnarde, les petits garçons ont le même, dans un autre style. Ensemble et séparés, ils iront parfaire leur endoctrinement dans les casernes scolaires, pour devenir de bons petits soldats prêts à labourer toujours plus profondément les mêmes ornières que leurs parents.
Quelques mètres plus loin, fatigué de rester immobile, un chien au regard débonnaire se lève pour se dégourdir les pattes dans le couloir. Son propriétaire titre violemment sur la laisse et l’animal est propulsé en arrière en couinant. Il recommence aussitôt une tentative, mais l’homme tire à nouveau, en le cognant et en le forçant à se coucher à ses pieds. Le chien baisse la tête et rabat ses oreilles.
Enfants ou animaux de compagnie, on aime bien qu’ils marchent au pas. Tous ceux qui tirent sur la laisse et veulent la ronger seront battus, pas de déserteurs ! On ne peut rien attendre de bon de ceux qui n’hésitent pas à vous transformer en chair à saucisse ou à canon, selon votre race et position sociale. Les Cochons, les Noirs, les Poulets et les Arabes en première ligne, et que la boucherie continue ! On trouve toujours des êtres à traiter d’inférieurs pour pouvoir les tuer et les exploiter en toute bonne conscience. C’est l’ordre des choses, « naturel » ou « divin » disent-ils, ceux qui sont en haut exploitent ceux d’en bas et tout le monde essaie de monter en marchant sur le visage du voisin.
Des cheminées fument : crématorium, usine, abattoir, four crématoire, incinérateur de déchets..., comment faire la différence ? La poussière s’étale partout et recouvre le monde d’un grand manteau gris, elle est collante et ne s’enlève pas d’un revers de main. Immeubles de banlieue, pavillons, gares... se succèdent entre les barreaux des fenêtres. Immeubles ou prisons, il n’y a qu’une différence de degrés dans l’enfermement, et les personnes en liberté sont souvent aussi coupables que les prisonniers, ceux qu’on nomme criminels. La désincarcération n’est pas facile, et ne dépend pas du degré de liberté que nous laisse cette société grise.
Que faire ? Je ne veux pas m’intégrer au grand convoi sinistre qui ne mène nulle part malgré tous les aiguillages et les panneaux lumineux ostensibles. Impossible de le faire dérailler ou de raisonner ses passagers. Pourtant je veux me battre, je ne me laisserai pas bouffer ni mourir en appliquant un principe de non compromission absolu. Le convoi a tout colonisé et tout passe par lui, on ne peut vivre à l’écart, ses rails s’étendent partout et mènent aux mêmes gares de triage, il surveille et contrôle tout car il passe dans toutes les têtes, chacun est un wagon qui pose les rails du grand convoi. Je suis obligé de vivre à ses crochets, de supporter son venin, de me faire une petite place pas trop inconfortable ni oppressive.
Ma gare apparaît entre deux poteaux. Je vais descendre du train, changer de convoi ? J’ai l’impression de débarquer d’une autre planète, je suis un étranger en situation pourtant régulière. Je fais les gestes qu’il faut, mais avec le sentiment qu’ils sont accomplis par quelqu’un d’autre. C’est peut-être ça la folie ? Si je suis fou, il faut enfermer tout le monde avant moi.
Le bus est moins plein, tout le monde ne rentre pas en même temps. Je me lève avant l’arrêt, peur de me perdre, d’être emporté au terminus. Un voisin me dit que j’oublie mon sac. Je le remercie et saute du bus comme un voleur dès l’ouverture des portes.
En chemin, je salue le cochon rose situé devant la boucherie, c’est le seul qui sourit, pourtant il n’y a pas de quoi car derrière la vitrine on vend son corps en tranches. Je me dépêche car j’ai peur d’oublier où j’habite et d’errer dans les rues jusqu’à ce qu’une patrouille de police m’emmène au poste avec ceux qui s’intègrent par la délinquance ou qui lâchent la pression sous alcool.
Dans l’ascenseur, une angoisse terrible me saisit, je vais me retrouver seul, à ruminer mes délires. Est-ce que je ne ferai pas mieux de repartir tout de suite pour aller me mêler aux foules des bars et des boîtes de nuit ? Non, il faut tenir, et puis je me dis que la présence des autres et le bruit ne changeront rien à mon état.
Retour dans mon appartement hors sol, rien n’a bougé.
Poser mon manteau, ranger les courses, allumer la télé, l’éteindre, je ne supporte plus ces stupidités criardes. Le soleil atteint la ligne d’horizon des immeubles. Je n’ai pas du tout envie de manger, mon estomac est complètement noué.
Je m’agite, je range un truc, déplace un objet, et puis je me fige pour regarder le soleil disparaître, comme si c’était la fin du monde. Je sens alors quelque chose d’inconnu et d’énorme monter en moi. Du fond de mes entrailles et de mon âme, un cri se forme et jaillit tout seul hors de mon corps. C’est d’abord un murmure discret, puis une sorte de plainte lancinante. J’ai l’impression de m’effondrer et pourtant je suis toujours debout face à la nuit qui vient lentement.
Est-ce la plainte de ma souffrance ou l’écho de celle du monde ? Je ne sais pas, les deux sans doute. De toute façon, je ne sais plus rien, je ne peux plus réfléchir, je suis le cri.
Le cri augmente en intensité, mon angoisse se fait plus vive et mon corps noué vibre comme une cage de résonance.
Je suis la souffrance de tous les êtres, leurs milliards de plaintes fourmillent et s’additionnent en passant à travers moi. Elles forment une marée irrésistible et terrifiante qui emporte tout sur son passage. Les vies brisées, exploitées, détruites, profitent de la nuit pour sortir de l’ombre et manifester leur drame.
La plainte sourde et ample se transforme en un cri de rage ininterrompu. Mon corps brûle sous le feu d’un hurlement d’horreur universel. Je crie pour tous ces êtres qui torturent, pendent et violent.
Mes cordes vocales sont brisées depuis longtemps, pourtant je crie encore. Mon corps est en mille morceaux, déchiquetés et éparpillés par les bombes et les millions d’exécutions sommaires, pourtant il saigne encore, des flots de sang.
Le cri déborde de la pièce, les vitres explosent et il remplit tout l’espace. Je crie d’horreur avec ces enfants qu’on envoie à la mine ou au champ de bataille, ces animaux qu’on égorge par tradition ou pour se faire plaisir, ces humains écrasés sous les missiles et les machines, ces fleuves qui charrient du sang ou du poison, ces poissons qui meurent étouffés en silence sur le pont des chalutiers, ces gens qui crèvent de faim et ceux qui s’étouffent de consommation effrénée... Je les vois, je les sens, je les entends, je suis eux, je suis l’un d’eux.
Le hurlement augmente encore quand je les vois détruire et tuer consciemment, et souvent avec délectation. Ils sont tous bourreaux et victimes et se mélangent jusqu’à former une seule masse qui marche à l’envers en se piétinant sans fin.
Les lumières urbaines ne peuvent trouer la nuit noire, elles m’empêchent juste d’apercevoir les étoiles trembler d’effroi.
- Le cri
- Dessin extrait de la série "Morcellements" - Cliquez pour une version plein écran
Des millénaires de souffrances absurdes et de perditions s’engouffrent dans la brèche et nourrissent ce cri continu, tels les flots tumultueux d’un barrage brisé. Il ne peut plus monter en volume, il a déjà crevé tous les plafonds et j’ai l’impression d’exploser. Mon cerveau et mes opinions sont pulvérisés.
Cri d’horreur absolu qui n’a plus besoin de bouches ou de cordes vocales pour s’exprimer.
Cri de rage devant un tel gâchis volontaire et incompréhensible.
Cri d’angoisse face à ce monde absurde et violent fait par des humains qui semblent vouloir se perdre définitivement.
Hurlement de peur comme un réveil en plein cauchemar et en même temps cri de libération d’une révolte et d’une émotion trop longtemps retenues.
Les vagues du cri ont envahi toute la ville telles des lames de fond, des sous-sols aux derniers étages, tous les quartiers et toutes les strates humaines. Pourtant, tout le monde dort, personne ne s’est réveillé en sursaut, oppressé, avec l’impression de rater sa vie et l’envie impérieuse de tout changer, maintenant. Pourtant, avec un cri pareil, même les morts devraient sortir de leurs tombes en courant, et les plus puissants somnifères ne devraient pas avoir plus d’effets qu’une verveine.
Quelque chose de salé se glisse dans ma bouche, ce n’est pas un embrun. Je ne sais pas si c’est une de mes larmes ou une de celles qui tombent du ciel parmi une pluie de sang et de cendres. Les larmes de Dieu et le sang des hommes se mêlent. Les cendres semblent s’échapper d’un gigantesque volcan qui fixe dans un flash de fin des temps l’atrocité du monde que s’est fabriqué l’humanité. Un instantané glacé et implacable qui semble durer une éternité.
Le cri ne s’arrête pas. Je ne sais pas d’où il tire sa force. En fait, il ne vient pas de moi, il ne s’est pas formé ce soir, il était là avant moi, je l’ai simplement rejoint. Je me suis joint à lui, je l’ai laissé passer, je l’ai entendu et repris. Dieu disais-je, un mot qui me semblait hier encore incongru et vague, une abstraction hypothétique, une vision obscure ; aujourd’hui c’est une réalité. Ce cri est avant tout celui de Dieu, il fait part de sa peine en répercutant les souffrances accumulées par la création.
Je suis exsangue, mais le cri continue toujours, et je ne veux plus fermer mes yeux et mes oreilles. Je le laisse s’enfoncer jusqu’au plus profond de mon cœur pour me purifier et me libérer de l’égoïsme et de la peur.
Le cri a fait trois fois le tour de la Terre, et tout le monde continue à dormir, la tête fermée. Les humains se sont fabriqué des bouchons en cotons impénétrables, ils vivent dans le bruit et l’agitation perpétuelle pour ne plus rien entendre et ne voir que les traces de leurs mouvements mécaniques. Ils veulent se rendre sourds et aveugles de naissance. Le cri rebondit sur les scaphandres hermétiques toujours plus étanches qui enveloppent les âmes qui se dessèchent à l’intérieur.
Le monde peut crouler sous leurs coups, ils préfèrent continuer à marcher sur la tête, la tête enfouie dans le sable.
La lune a surgi par surprise de derrière une tour, le cri l’a peut-être réveillée. Elle nous regarde d’un œil à la fois distant et complice. Sa lumière froide donne un aspect encore plus irréel à la ville. Les bâtiments sont des fantômes suspendus dans la nuit.
J’ai l’impression d’être seul au monde, seul à crier mon désespoir et mon effroi. Et Dieu ? Est-il seulement dans les cieux, prodiguant une lointaine présence ?
Tout le monde dort, même sous les bombes, dans les camps d’exterminations ou les bidonvilles, même les plus miséreux et ceux qui souffrent le plus. Rien ne peut les réveiller, à part leur propre mort, mais ils oublient tout et se remettent des bouchons toujours plus gros dans les oreilles.
Le cri est atroce, il ne laisse subsister aucun barrage, aucune protection, aucun faux-semblant. Il finit par m’arracher la peau. Je me retrouve nu comme un ver, écorché vif brûlé par mille piqûres invisibles. Mon corps devient transparent et le cri le traverse en un éclair, en lui communiquant la profondeur de sa révolte.
Mes peurs et mes conditionnements sont balayés par la lucidité et l’évidence. Je ressens directement toutes les atrocités commises envers la Terre et ses habitants. C’est moi que les bottes piétinent, c’est mon visage qui est écrasé dans la boue, ma tête qui est giflée, mon corps qui est violé et exploité.
Alors que je suis sur le point de m’évanouir sous le coup de cette douleur insoutenable, je m’aperçois que le cri s’accompagne d’une autre tonalité.
Au-delà de la souffrance et de l’horreur, je peux percevoir à présent une sorte de chant d’amour, un appel à l’amour universel et absolu, un amour qui se moque de toutes les barrières et qui circule librement dans tous les sens, un amour qui est le pont entre les êtres, entres les créatures et Dieu, un amour qui est la substance même du monde. Cet amour est à l’origine du cri. Le cri est motivé et nourri par l’amour. L’amour hurle sa peine face à la violence et au repli dans les cellules intérieures.
Ce cri d’amour était sans doute déjà présent depuis le début, mais je ne l’entendais pas. Avec l’amour, le désespoir peut trouver une grande espérance. La violence peut être convertie et l’on peut sortir des forteresses en confiance.
L’angoisse cède un peu de place pour la paix.
Le hurlement s’estompe, mon corps se reconstitue.
Une lumière pointe dans la nuit ; un phare, une sirène ? Non, c’est simplement le soleil, le vrai, qui va bientôt apparaître. J’ai crié toute la nuit, pourtant j’ai eu l’impression que tout ça n’a duré que quelques secondes.
Le cri est toujours présent, en sourdine, je sais qu’il m’accompagnera dorénavant, il sera ma voix et mon cœur.
Je suis totalement épuisé, labouré. Le jour grandit sur le monde, je le vis comme une résurrection. Je renais à la vie, libéré, définitivement libre.
Ca-y-est, le soleil se lève pour la première fois ! C’est Dieu qui m’enveloppe dans ses bras pour m’accompagner sur les chemins. Son amour discret et respectueux me réchauffe, je sais qu’il sera toujours là, je reconnais sa présence et je marche à ses côtés.
Une graine a été semée, je dois à présent la faire pousser par l’action sous le soleil et la pluie, qu’il y ait des tempêtes ou du brouillard.
Le soleil s’est levé, un jour nouveau est né où se mêlent l’espérance radieuse et la barbarie la plus sombre.
Le monde actuel m’apparaît encore plus atroce et insupportable, mais je sais à présent qu’il est possible de vivre autrement que dans la destruction et l’illusion confortable des cellules individuelles ou collectives. Je m’efforcerai donc de faire croître mon jardin et de semer des graines à tous les vents. Le désert peut refleurir puisque l’eau et le soleil abondent.
A vous, à nous de faire que le cri ne résonne plus dans le vide, qu’il ne comporte plus d’hurlements d’effroi, mais devienne une magnifique symphonie de l’amour où toutes les voix de l’orchestre prennent leur place et chantent en chœur pour changer le monde.
Ecoutez bien, écoutez mieux, Dieu vous parle, ses appels bruissent sous chacun de vos pas, il suffit d’enlever vos doigts de vos oreilles.