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Mai 2005
Màj Janvier 2010
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Les moutons

Nouvelle courte extraite du recueil "Souvenirs de la ferme"

Ce recueil de nouvelles se compose de 27 textes courts inspirés de souvenirs d'enfance à la ferme.

Au printemps, les moutons hésitent à sortir de l’étable quand mon père leur ouvre la porte pour la première fois. Les jeunes surtout, reniflent avec méfiance cet air frais et aveuglant. Ce sont les plus vieux qui les premiers s’élancent et donnent le mouvement. Ensuite, ce ne sont que bêlements excités dans l’herbe renaissante qu’ils arrachent à pleines bouches. Les petits nouveaux, ceux qui n’ont connu que l’écurie et ses toiles d’araignées, se lancent dans des poursuites effrénées autour de leurs congénères en lançant des ruades dans tous les sens.

Pour nous, une grosse corvée s’annonce, il va falloir sortir le fumier accumulé pendant l’hiver en une couche épaisse. Ce sont plus de cinquante centimètres de matières bien tassées par le piétinement confiné qu’il faut évacuer à la brouette. La paille et les déjections sont mélangées en une couche compacte qui se met à puer dès qu’on la remue. C’est à la pioche qu’il faut l’attaquer, la grignoter progressivement jusqu’au sol en béton. Une autre personne charge les brouettes que je vais vider sur le tas de fumier de derrière en roulant sur une planche branlante, c’est long et fastidieux, une journée ne suffit pas. Je râle car je n’aime pas les moutons à ce point, ni vivants ni sous forme de viande cuisinée. Le soir, il faut quitter tous ses vêtements et prendre une bonne douche, l’odeur s’incruste partout, on en est imprégné pendant plusieurs jours.

Que ce soit dehors ou à l’écurie, les moutons ne se laissent pas facilement approcher, ils sont plus craintifs que les vaches. Quand il s’agit de les soigner ou les tondre, c’est toute une histoire pour les attraper, ils courent à toute vitesse en faisant des bonds au-dessus de leurs abreuvoirs. Il faut en agripper un par la laine et très vite le forcer à s’asseoir les épaules coincées entre nos cuisses, sinon il s’échappe pour aller se cacher dans le troupeau.
Après la tonte, ils ont l’air tout maigres et tout bêtes avec leur poil ras, mais ils ont une apparence de propreté sans cette laine qui accroche toutes les saletés qui traînent.

Un voisin dit que dans le mouton, c’est comme le cochon, tout est bon : la laine pour les pulls et la viande pour les rôtis ou les grillades. C’est lui qui se charge d’assommer les bêtes pour qu’elles soient à peu près inconscientes au moment où on les tue.
Un jour, deux musulmans d’origine immigrée sont venus, ils voulaient un mouton pour une fête importante de leur religion et mon père leur en a vendu un bien gras car il n’est pas raciste envers les travailleurs et ceux qui ont de l’argent. Ils ont tâté le mouton l’air heureux, celui-ci ne savait pas ce qui l’attendait. Ils ont traîné la bête derrière, entre les deux écuries et ils l’ont égorgée selon leur coutume, j’ai vu la scène de loin à travers les branches d’un arbre, un vieux pommier qui lui en avait vu d’autres. Un peu de liquide pour mon père et ils ont emporté le cadavre encore chaud pour le manger en famille. Le lendemain, en passant derrière l’étable, j’ai aperçu des taches de sang sur le béton sale du trottoir, je ne me suis pas attardé.

Mon père tue périodiquement des moutons pour la famille ou les amis, il ne fait pas ça pour le profit, juste pour le plaisir de l’élevage et de la consommation de viandes d’origine contrôlée. Un dimanche, on s’est retrouvé pour une fête non religieuse à la résidence secondaire de ses parents, le clou de la journée fut le grand méchoui. La viande tournait au-dessus des braises et les gouttes de gras dans le feu dégageaient une fumée piquante qui répandait une odeur forte de grillade dans tout le hameau. On a mangé toute l’après-midi en décortiquant ce qui restait du mouton.
Une fois, mon père a voulu que je l’aide à en dépecer un, la carcasse gisait sur la lourde table en bois de la cave de ma grand-mère. A côté se trouvaient des scies et des couteaux pointus. Il était content de voir cette belle bête qu’il a élevée lui-même de manière traditionnelle, moi ça me rappelait les scènes de médecins légistes dans les films policiers et j’ai prétendu avoir des devoirs urgents à faire pour m’éclipser au plus vite. Le soir, quand on m’a envoyé chercher des petits pots de glace, j’ai constaté que le congélateur était rempli de petits paquets de chair pas tout à fait congelés.

Les moutons ne semblent pas trop s’inquiéter de la disparition des leurs un à un, ils continuent leur train-train entre l’étable et les champs en bas de la ferme, juste brouter et grossir leur tas de fumier sont leur idéal.
Néanmoins, il leur arrive de s’échapper parfois en sautant par-dessus un pan de grillage affaissé où en se faufilant dans un trou. Mais je crois que c’est davantage pour aller voir si l’herbe d’à côté est plus verte que par réel désir d’évasion, ils sont dans le bain depuis tout petits, ils n’ont pas connu autre chose, alors ils suivent le troupeau et obéissent à la main qui les nourrit, tant pis si cette main tient à l’occasion un couteau.

Souvenirs de la ferme : : courtes nouvelles

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Artiste.Auteur.Réalisateur
Courts métrages d'animation, dessin noir & blanc, dessin sur sable, peinture, BD, écrits...
David Myriam, Artiste, art-engage.net