Jacques et Pauline sont heureux, vraiment, ils ont enfin pu réaliser leur rêve. Mi trentenaires, ils sont déjà propriétaires.
Ils ont leur maison individuelle à eux, rien qu’à eux, un petit chez-soi fait de quatre murs entourés d’un petit gazon pour eux tout seuls.
Il fallait qu’ils s’ancrent sérieusement dans la vie depuis la naissance de leur premier enfant il y a cinq mois, une femelle prénommée Aurélie. C’est chose faite par le truchement de cet habitat préfabriqué avec trois chambres et une salle d’eau, une cuisine et une salle à manger/séjour, le tout de plain-pied.
Leur première préoccupation a été de délimiter et protéger leur chère propriété. Durant les week-ends, Jacques, aidé par quelques amis masculins comme lui, a construit un mur en moellons surmonté d’un grillage vert sapin. Autour du gazon encore clairsemé, ils ont ensuite planté des Thujas plicata Atrovirens rachitiques tous les mètres pour préserver leur précieuse intimité du regard curieux des voisins.
Puis ce fut un barbecue géant pour fêter leur installation dans ce bâtiment bas en rase campagne situé à 50 kilomètres de la grande ville (52 ou 55 selon l’itinéraire choisi sur les sites Internet de voyage).
La chair de divers animaux élevés et tués dans des conditions épouvantables luisait au-dessus des braises issues d’un combustible écologique fabriqué avec les restes d’épis de maïs intensif ayant servi à nourrir les bêtes en question. Les yeux gourmands des invités qui s’apprêtaient à manger sans arrière-pensée les cadavres à moitié brûlés avec une feuille de salade décorative et un peu de moutarde ou de ketchup brillaient aussi.
Les couples invités qui étaient encore prisonniers en appartement bavaient d’envie devant ce petit paradis pour famille en quête de réussite sociale.
Pauline et Jacques sont fiers de leur nouveau logement avec crépi rose pâle, isolation laine de verre et toiture imitation tuile rouge munie d’un récupérateur d’eau de pluie, écologie oblige.
Ils peuvent choisir les tapisseries et la couleur des moquettes, ils peuvent planter un Forsythia ou une Herbe de la Pampa, ils peuvent personnaliser la musique de la sonnette d’entrée, ils peuvent même mettre des nains de jardin ou des angelots dans le massif de géraniums situé devant la porte-fenêtre du salon.
Ils peuvent surtout ouvrir et fermer leur propre portail quand ça leur chante et accueillir des amis une fois l’an dans la chambre d’amis tant qu’ils n’ont pas trop d’enfants à caser.
Peu leur importe alors la mauvaise isolation qui fait qu’ils se gèleront en hiver et étoufferont en été en dépensant des fortunes en électricité nucléaire pour alimenter radiateurs et climatiseurs gourmands.
Peu importe les voisins qui font la nouba 3 nuits par semaine, hors périodes de vacances, avec de la musique russe ou celte à plein tube.
Peu importe les odeurs pestilentielles de la porcherie proche qui les atteignent quand le vent tourne au sud.
Peu importe les temps de trajet supplémentaires et les bouchons quotidiens pour aller au boulot ou s’approvisionner à l’Hyper en regardant d’un œil vide les panneaux publicitaires grand format.
Peu importe les crédits à rembourser pendant 30 ans si tout se passe bien et qu’on a la santé.
Peu importe que leur lotissement soit laid, impersonnel, et peuplé de gens peureux comme eux cloîtrés chez eux.
Car ils peuvent crier sans retenue les rares fois où ils font l’amour avec plaisir tant que leur fille à eux est en bas âge et ne comprend pas bien de quoi il s’agit.
Ils peuvent se mettre à poil sur le gazon s’ils devenaient nudistes un jour.
Ils peuvent faire des barbecues le dimanche, quand il fait beau et que le vent n’est pas du sud.
Et puis plus tard ils pourront avoir une piscine pour barboter à l’aise, ou un garage, plutôt un garage parce que les piscines c’est trop dangereux pour les enfants, même avec une alarme et les barrières réglementaires de 1m20 de haut.
Plus tard aussi, Aurélie et son frère (ils veulent un mâle pour le deuxième) pourront organiser de jolis goûters pour leurs petits camarades, avec des ballons et des gâteaux très sucrés qui pourriront leurs petites dents déjà pas mal abîmées par la nourriture industrielle.
Bientôt, un mignon petit chien non destiné à la viande pour barbecue mêlera ses aboiements impatients à ceux des voisins qui s’ennuient seuls toute la journée dans des enclos trop petits pour eux.
Malheureusement, à l’automne suivant, des pluies torrentielles localisées bien supérieures aux prévisions météorologiques ont noyé tous leurs projets d’avenir.
L’eau est montée jusqu’à 1m80 et a tout détruit dans leur maison de plain-pied. Un torrent de boue malencontreux a emporté la petite Aurélie qui commençait tout juste à marcher, on n’a jamais retrouvé son corps, un chien errant ou un cochon déviant évadé de la porcherie elle aussi sinistrée a dû le dévorer.
Le gazon s’est transformé en marais et les nains de jardin se sont fait la malle.
Pauline est entrée en dépression sans entrevoir la sortie.
Jacques s’est mis à boire sérieusement et s’est fait virer de son emploi de manutentionnaire après trois accidents, dont un mortel.
Personne n’avait pris la peine de leur signaler que leur petite propriété dans la prairie était maladroitement située au beau milieu d’une zone inondable.
Heureusement, la municipalité leur a offert une télévision à écran large pour meubler leurs longues journées au bord de la voie rapide dans un petit F2 d’HLM payé par les assureurs.